Il est piégé, encore.
Le temps retrouve son écoulement normal. Ilan cogne sur le verre.
Une pression sur l’épaule.
Il se retourne et se retrouve pétrifié.
Son père se tient là, en face de lui, son visage à dix centimètres du sien. L’homme cligne des yeux avec lenteur, la tête inclinée comme s’il détaillait chaque trait de son fils. Sa bouche est légèrement de travers, on dirait qu’on l’a retirée de son visage puis recollée avec maladresse. Ilan est certain de rêver et en même temps il sait qu’il est éveillé, que tout ceci est bien réel.
Et pourtant impossible.
Tétanisé, Ilan ne peut s’empêcher de baisser le regard. Joseph Dedisset n’est pas debout, son corps est coupé et posé sur le chariot au niveau du bassin. Sa chemise bleue descend délicatement sur l’acier, de manière à dissimuler la section et probablement tous les ligaments et les muscles arrachés. Une phrase est écrite en lettres de sang sur l’acier du chariot : C’est la réalité, mais ce n’est pas réel.
Le père montre son index ensanglanté et sourit. Il a toujours eu de belles dents mais, cette fois, il donne l’impression d’avoir avalé une meuleuse.
— Ça fait tellement longtemps, fiston, t’es un vrai homme maintenant. T’as pas mal enflé, mais ça a l’air de rouler plutôt bien pour toi. Enfin, mieux que moi, je veux dire. On dirait que mes jambes se sont fait la malle.
Ilan ne sait plus s’il doit rire ou pleurer, et lorsqu’un son explose au fond de sa gorge, c’est sans doute un mélange de deux sentiments antagonistes. Il sent un contact froid sur sa joue droite. La mort est toujours froide. Son père la touche du bout des doigts en souriant encore. Ainsi privé de ses jambes, on dirait Johnny Eck dans Freaks , le film de Tod Browning qu’Ilan a déjà vu à plusieurs reprises. Il se laisse faire.
— Qu’est-ce qui s’est passé papa ? Raconte-moi. Je croyais que maman et toi étiez morts noyés pendant une tempête, que…
— Chut fiston, chut…
Joseph Dedisset s’appuie sur ses bras pour jeter un œil à travers le hublot. Ses cheveux bruns sont plaqués sur son front, avec son éternelle raie sur le côté. Il n’a pas vraiment changé. Il lorgne avec méfiance autour de lui.
— Ils sont partout, fils. Ils ont bousillé tes souvenirs. Mais le fait que tu sois revenu ici prouve que tu commences à échapper à leur contrôle. Que progressivement les nuages noirs sortent de ta mémoire.
— Que je sois revenu ici ? Tu veux dire que j’étais déjà venu dans cette morgue ?
— Ce n’est pas qu’une morgue, c’est aussi un endroit de transition. Ta mère et moi, on attend le Jugement. L’enfer, le paradis… Tu vois ce que je veux dire ?
Ilan est sur le point de succomber, il est fatigué et n’y comprend rien. Il s’appuie à la table, le dos contre la porte. Il est en train de parler à un mort.
— Qui sont-ils ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Le père pose un index sur la tempe gauche de son fils.
— Ils veulent ce qu’il y a là-dedans : la solution de l’énigme, l’accès à toutes nos recherches, à ta mère et moi. Ils vont te presser jusqu’au bout pour que tu leur donnes les informations. Ils croyaient pouvoir accéder à l’intérieur de ta tête avec leurs… expériences, mais ils n’ont fait qu’empirer les choses, si bien qu’aujourd’hui tu as oublié.
— De quelles expériences tu parles ? Cette trace de seringue, ce sont eux ?
— Évidemment. Ils sont autour de toi depuis si longtemps.
Joseph se retourne, jette un œil au drap recouvrant sa femme, puis revient vers Ilan. Il chuchote :
— J’aurais tant préféré ne jamais rien te dire. Que tu ne saches jamais.
Il soupire.
— Tu ne devras jamais rien leur révéler, même si tu te souviens. Nos recherches sont trop importantes pour le monde, pour la survie de notre espèce, elles ne doivent surtout pas tomber entre de mauvaises mains.
— Où sont-elles ? Où sont tes recherches ?
— Tu es au milieu de l’échelle, mon fils. La vérité se trouve quelques échelons plus haut, à son sommet. C’est là-haut qu’elle t’attend. Jure-moi que tu vas la découvrir. Jure-le-moi.
Ilan répond comme un fils à son père :
— Je te le jure, papa, mais je ne comprends pas. Cette histoire d’échelle, l’enfer, le paradis, et tout ce que tu me racontes.
Le néon, au-dessus d’eux, s’éteint brusquement, et l’obscurité s’installe. Puis il y a des bruits de pas dans le couloir. Ilan se tourne vers le hublot, il essaie de voir à travers la vitre, mais il fait complètement noir.
Lorsque la lumière revient, Ilan sent une pression sur son épaule.
— C’est terminé. Nous allons vous raccompagner chez vous.
Les flics et le légiste sont derrière lui, ils se fraient un passage et s’engagent dans le sas.
Les portes se ferment avant qu’Ilan puisse passer.
Pour la troisième fois, il les regarde s’éloigner, impuissant.
Une sonnerie assourdissante résonne et brise la vitre en mille morceaux, propulsant le verre sur son visage.
Ilan sursauta.
Il mit quelques secondes à se rendre compte de l’endroit où il se trouvait : couché au sol, à côté de la chaise à électrochocs. La bible, le jeu de tarot, le crucifix et les dessins récupérés dans le tiroir de la chambre 27 étaient éparpillés à ses côtés. Le Christ avait été arraché de son support et reposait dans un coin, en morceaux.
Il se redressa avec peine, encore un peu groggy. À l’extérieur, l’horrible sonnerie retentissait. Ilan peina à émerger : venait-il de rêver ? C’était vraiment curieux, parce qu’il n’avait pas eu l’impression de s’être réveillé.
Il toucha son crâne. Chaque image, son ou odeur étaient encore en lui, au fond de sa tête, comme s’il ne s’agissait pas seulement d’un rêve mais plutôt de souvenirs. D’un voyage au plus profond de lui-même.
Oui, il voyait encore distinctement les murs de la morgue, les deux tables, il se rappelait qu’un homme avait soulevé les draps et que lui, Ilan Dedisset, avait identifié les visages de ses parents. Plus de doutes : Ilan avait désormais la certitude d’avoir un jour reconnu son père et sa mère sur des tables en acier.
Le souvenir était enfoui en lui et il avait à présent refait surface.
Le jeune homme dut s’y résoudre : on avait retrouvé leurs corps. On les avait autopsiés et probablement enterrés. Mais alors pourquoi Ilan ne s’en était-il pas souvenu avant aujourd’hui ? Pour quelle raison avait-on effacé ces souvenirs de sa mémoire et lui avait-on laissé croire qu’une tempête les avait emportés ?
Ilan plissa les yeux plus fort encore. Il entendit des cloches d’église dans le lointain. Des gens en noir, assis sur des bancs face aux deux cercueils. Un enterrement… Le jeune homme sentait une lutte à l’intérieur de sa tête, quelque chose de puissant qui l’empêchait d’accéder à la vérité.
Il continua à réfléchir à ce mélange d’inventions et de souvenirs, ce film improbable qui venait de se dérouler dans sa tête. Il revit distinctement les tables, les corps. Les cadavres de ses parents n’avaient rien de noyés. Sa mère portait une tenue de soirée, comme son père, alors que, lorsqu’ils embarquaient sur l’eau, ils s’habillaient de vêtements beaucoup moins chics. Et que dire de ces morceaux de verre, partout sur leurs visages ? Cette trace noire, sur le torse de son père ?
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