— Demande d’abord aux autres, fit le candidat aux dreadlocks.
Ilan s’en prit à Gygax.
— Vas-y, dis-moi.
Gygax le regarda avec franchise cette fois. On aurait dit qu’il avait encore pleuré. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche quand Jablowski s’interposa :
— Personne n’est obligé de te répondre.
Le grand brun en blouse blanche avait les deux poings serrés sur la table.
— On a tous eu une journée particulièrement éprouvante, mon gars , au cas où t’aurais pas remarqué. Ma blouse ressemble à un paillasson et j’ai les pieds en compote, t’imagines même pas. Je crois que ces putains de baskets chaussent une pointure en dessous. T’es pas le seul à jouer et à en chier pendant les épreuves. Naomie s’est arraché la moitié du nez à cause de cette saleté d’hôpital délabré, Gygax s’est ouvert l’avant-bras en passant trop près d’un clou qui dépassait, si j’ai bien compris, et David Hasselhoff , là-bas, se croit dans un remake d’ Alerte à Malibu avec son torse à l’air. Alors maintenant, je te conseillerais de te calmer au lieu de nous accuser sans preuve.
Il sortit de table et vint s’intercaler entre Gygax et Ilan.
— Ou tu restes et tu manges tranquillement, ou tu dégages.
Ilan n’en démordit pas.
— Toi, tu les as réussis tes objectifs, j’en suis persuadé, cracha-t-il. T’es prêt à écraser tout le monde pour aller au bout.
— On est tous là pour ça. Si t’as des états d’âme, c’est que tu t’es trompé d’adresse. Tu peux toujours déclarer forfait.
— Et comment ? J’appelle un taxi ?
Ilan laissa finalement tomber et se dirigea vers un pack d’eau posé près du réfrigérateur. Il ouvrit une petite bouteille et la vida. Mocky se leva, se frotta la bouche et s’approcha de lui.
— Si c’était pas moi qui t’avais enfermé, c’est toi qui m’aurais piégé. Tu crois que je n’ai pas compris ton petit scénario dans la salle à électrochocs ? Tu l’aurais fait, j’en suis sûr, parce que c’est juste le jeu. Comme dit Jablowski, on est là pour ça. Alors, ne me reproche pas d’avoir fait ce qu’on me demandait de faire.
Mocky ouvrit le robinet d’eau à fond et parla tout bas.
— Je sais que t’as envie de me bouffer les yeux, mais va falloir qu’on parle sérieusement, tous les deux. J’ai découvert des trucs qui pourraient t’intéresser. On en discute tout à l’heure, quand ce sera un peu plus calme.
Il plongea ses deux mains sous l’eau, se les plaqua sur le visage, ferma le robinet avant de s’éloigner. Ilan le méprisa.
Après être passé aux toilettes, le jeune homme se dirigea vers sa chambre tandis que chacun vaquait à ses occupations. Gygax et Leprince partirent prendre leur douche, Philoza s’enferma dans sa cellule, d’autres mangèrent ou se reposèrent. Certains essayaient de deviner où les autres en étaient dans le jeu, mais les conversations restaient brèves. Chacun protégeait ses découvertes et ne voulait pas dévoiler sa stratégie.
Une fois la bible, le jeu de tarot, la croix et les dessins posés sur son lit, Ilan s’empara d’un stylo et se mit à écrire au dos de la grande carte. Chloé le rejoignit dans sa chambre et examina les objets. Elle tressaillit.
— Cette croix noire, Ilan. On dirait…
— Quoi ?
Elle s’empara de l’objet religieux.
— On dirait l’une de ces croix mortuaires que le malade posait sur la porte d’entrée de mon appartement. Où tu l’as trouvée ?
— Dans une chambre. C’est un crucifix, il y avait un Christ dessus. Mais il s’est… décroché.
Troublée, Chloé la reposa et feuilleta la bible. Puis elle observa les dessins.
— On dirait ceux dessinés sur les murs de la salle de thérapie par l’art. Il y a quelque chose à trouver là-dedans ?
Ilan ne répondit pas. Elle se pencha au-dessus de son épaule.
— C’est quoi, ces mots que tu notes ?
— Ceux qu’on m’a demandé de retenir dans la salle des électrochocs. Certains couples me reviennent bizarrement en tête, alors que j’étais incapable de les réciter quand il le fallait. Esprit malade. Lumière blanche. Mort froide.
Il notait sans discontinuer.
— C’est très étrange… Nombre curieux. Énigme compliquée. Père secret. Trésor enfoui … Ce sont des couples de mots en rapport avec la carte de mon père. Je crois qu’on cherche à accéder au secret de mes parents. Par mon intermédiaire.
— Tu voudrais dire que…
— La solution est quelque part en moi, oui. J’ai à présent la certitude que mon père me l’avait révélée, mais qu’on l’a effacée de ma mémoire. Des gens, ici, cherchent à la récupérer en utilisant le jeu.
Ilan comprit, à l’expression du visage de Chloé, qu’elle était sceptique. Il songea à croix noire , mais évita d’en parler et de le noter. Il se toucha les poignets, les yeux dans le vide. L’air inquiet, Chloé passa la main dans ses cheveux et le massa un peu. Il la regarda tendrement.
— Quelqu’un parmi les candidats m’a fait du mal, Chloé. À la fin, le courant était si fort que je me suis évanoui.
— C’est incompréhensible. J’avais bien des objectifs à remplir, mais ça n’avait rien à voir avec ce genre de torture. Juste des trucs un peu flippants à faire, dans des endroits pas toujours gais. Pourquoi on t’aurait fait ça ? Pourquoi quelqu’un utiliserait-il le jeu pour obtenir les recherches de ton père ? Et nous, qu’est-ce qu’on aurait à voir là-dedans ? Il y a certainement plus simple, non, si on voulait vraiment… Enfin, tu vois ce que je veux dire ?
— C’est bien ce que je compte découvrir. Je veux aussi comprendre pourquoi celui qui m’a infligé cette torture est allé si loin. Il aurait pu me…
Il ne termina pas sa phrase, les yeux dans le vague. Chloé regarda sa montre.
— Tu me montres cette salle ?
Ilan acquiesça, le regard déterminé.
— Bonne idée.
Ilan emmena Chloé à travers les couloirs de Swanessong sans se servir de la carte. La jeune femme laissait courir sa main le long des murs, comme pour les caresser.
— Ça m’a quand même fait quelque chose de marcher seule dans Swanessong tout l’après-midi, dit-elle. T’as l’impression en permanence que des gens vivent encore ici. Qu’ils peuvent surgir au détour d’une chambre et t’emmener avec eux dans les profondeurs de cet hôpital. Les lieux abandonnés ont vraiment une âme.
— Une âme, oui, répéta Ilan. Surtout celui-ci.
Elle le considéra avec gravité.
— Au fait, il faut que je te touche un mot de Gygax. On s’est retrouvés à plusieurs reprises dans le même coin, lui et moi, au cours de la journée. Je l’ai bien observé, à son insu. Je crois que ce type souffre de troubles de la personnalité.
— Qu’est-ce que tu entends par là ?
— Plusieurs personnalités dans une même tête…
— C’est dingue. T’es bien certaine ?
— Ce n’est pas aussi marqué que ce qu’on peut voir au cinéma ou dans les romans, mais j’ai noté qu’il avait des comportements radicalement différents suivant la situation. Tout à l’heure, je l’ai surpris à se parler à lui-même, avec une drôle de voix, au débit lent et aux tonalités féminines. Parfois, il a l’air méchamment perturbé et, d’autres fois, il ne présente aucun signe trahissant des problèmes psychiques. On dirait qu’il y a le Gygax intelligent, le Gygax peureux et enfantin, le Gygax parano. Bref, ce type est un sacré cas.
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