— Et ça le rend dangereux ?
— Ça dépend des personnalités. Mais pour le moment, il est plutôt en retrait qu’autre chose.
— On dirait qu’on en a tous, des problèmes psychiques, souffla Ilan. Et qu’est-ce qu’un type comme ça fait dans la nature ?
— Peut-être qu’il a déjà été interné ? Peut-être qu’il suit un traitement ? Difficile à dire.
Ils arrivèrent devant la salle des électrochocs et pénétrèrent dans la pièce. Le jeune homme désigna la Rôtisseuse.
— C’est sur cette chaise que Mocky m’a attaché et abandonné, en refermant la porte derrière lui. Puis quelqu’un m’a interrogé et m’a balancé la sauce. Tu n’as vu personne rôder dans le coin cet après-midi ?
— J’étais carrément à l’opposé.
— Curieusement, je crois Mocky. Je pense qu’il n’y est pour rien dans cette punition, il avait l’air vraiment surpris quand je l’ai accusé. C’était l’objectif de quelqu’un d’autre, j’en suis quasiment sûr.
— À qui tu penses en particulier ?
— Difficile à dire pour le moment. Mais l’un d’entre nous n’est pas net et cache bien son jeu.
Il fixa le miroir.
— T’as déjà assisté à des interrogatoires de flics à la télé ? Tu connais le coup de la glace sans tain ?
Il se dirigea vers le fond d’un pas décidé et tira la baignoire sur roulettes jusqu’au mur opposé à celui portant le miroir. Chloé essaya de s’avancer, mais Ilan tendit un bras.
— Je te conseille de rester à l’écart.
— Tu ne vas quand même pas…
Il propulsa la masse vers le miroir, qui explosa. La baignoire se fracassa et chuta au sol, tandis que le chariot se renversait. Derrière le miroir, il n’y avait aucune salle secrète ni poste d’observation. Juste un mur en béton.
Déçu mais pas abattu, Ilan regarda son visage fracturé dans le miroir en miettes, puis se précipita vers le tas de béquilles. Il en attrapa une, façon batte de base-ball, et se mit à cogner sur la chaise avec la partie métallique, explosant le dossier, les accoudoirs. Chloé lui intimait d’arrêter mais il ne l’écoutait pas, le visage défiguré par la rage. De tout son poids, il essaya de basculer la Rôtisseuse sur le côté, mais les pieds étaient trop solidement vissés dans le sol.
— Je suis sûr que les fils électriques sont là-dessous, haleta-t-il. Il y a forcément une source d’alimentation.
— Arrête. Tu risques d’avoir des problèmes avec Hadès.
— Pour bris de matériel de torture ? Il va porter plainte, tu crois ? Qu’il sorte de son trou. Je n’attends que ça.
Il suait, s’acharnait, arrachait le cuir, sans découvrir le moindre câble. Il sortit de la pièce et se rendit devant les portes des salles adjacentes. Mais elles étaient fermées à clé et inviolables. Ilan avait beau cogner sur le bois avec sa béquille, rien n’y faisait. Épuisé, essoufflé, il se laissa choir et s’assit sur le sol, les genoux regroupés contre le torse.
— Au moins, elle ne fera plus de mal à personne.
Chloé se posa à ses côtés et prit la même position.
— Ça va aller Ilan, d’accord ? Tu vas te calmer, manger un morceau et passer une bonne nuit de sommeil.
Il aperçut une caméra, un peu plus loin au plafond, et chuchota, penché vers l’oreille de son amie :
— J’ai besoin que tu me croies, Chloé. Ce n’est pas juste un jeu, il y a quelque chose d’autre en rapport avec moi, avec nous. Dis-moi que tu me fais confiance. J’ai besoin de toi pour continuer. Pour découvrir la vérité.
Chloé mit du temps à répondre. Trop.
— Cette liste de mots, dit-elle. Pourquoi tu t’en souviendrais maintenant, et pas tout à l’heure ? Tu ne les as peut-être pas entendus via un haut-parleur, peut-être qu’ils viennent de l’intérieur de ta tête. Comme le rêve. Tu vois ce que je veux dire ?
Ilan soupira, voilà qu’elle remettait ça. Chloé poursuivit :
— Un jour, je t’ai parlé de l’expérience de Milgram, tu te rappelles ?
Ilan secoua la tête négativement.
— Si, je suis sûre que si. Il s’agissait d’une expérience identique à celle que tu viens de décrire : un complice, attaché sur une chaise électrique, et un cobaye, qui interroge celui sur la chaise et lui envoie des chocs électriques croissants en cas de mauvaise réponse. Il s’agit d’une expérience de soumission à l’autorité. Elle correspond exactement à la description que tu nous as faite dans la cuisine.
— C’est comme pour le rêve, c’est ça ? Mon esprit est encore en train d’inventer en utilisant des bribes de réalité, pour me faire croire dur comme fer que c’est la vérité ?
— C’est fort possible, répliqua Chloé. Et cet endroit abandonné, coupé du monde, participe à cette construction de ton esprit.
— Je te garantis que ce courant dans mon organisme, ce n’était pas de la fiction.
— Je sais ce que tu traverses. Mais… quand on sera sortis d’ici, on va tout faire pour que ça aille mieux. Je ne te laisserai plus tomber. Plus cette fois.
Ilan afficha un pâle sourire et lui caressa le menton. Il se rappelait le message, écrit sur le chariot en acier, dans son rêve : C’est la réalité, mais ce n’est pas réel.
— Oublie tout ce que je viens de te dire, fit-il. J’invente complètement et je suis incapable de m’en rendre compte. Je suspecte tout le monde, j’ai la certitude que chaque personne ici est contre moi. Gygax souffre de dédoublement de personnalité et moi de paranoïa. Paranoïa… comme le jeu, c’est drôle, non ?
— Ilan…
Il se releva en grimaçant. Les douleurs dues à ces heures où il était resté attaché sur la chaise électrique étaient encore bien présentes.
— Ce qui est encore plus drôle, ajouta-t-il, c’est que j’en ai conscience. Si je suis vraiment paranoïaque, comment se fait-il que je sache que je le suis ?
— Il peut y avoir différents degrés de…
Ilan lui posa un index sur les lèvres.
— Chut. N’en parlons plus, d’accord ? Oublions. J’ai la conviction que la fin de l’aventure va bien se passer, qu’on va remporter les trois cent mille euros, voire bien plus avec les cygnes en bonus, et profiter de longues semaines de bon temps, quand tout sera terminé.
Chloé afficha un sourire modéré, Ilan s’efforça de le lui rendre. Ils se mirent en route vers leur lieu de vie en silence.
En doublant la salle des électrochocs, Ilan fixa la chaise détruite, le miroir brisé. Son visage s’assombrit.
C’était comme si une tornade avait ravagé la pièce.
Le pire des forcenés de cet hôpital psychiatrique n’aurait pas fait mieux.
Ilan se glissa sous une douche brûlante.
Cette souffrance du feu sur sa peau lui fit du bien.
Il tourna le robinet à fond, comme s’il cherchait à chasser toute la crasse accumulée aux confins de son esprit. Autour de lui, la vapeur montait, elle dessinait des courbes qui ressemblaient à des fantômes. Ilan y chercha des visages du passé, des figures qui pourraient le laisser accéder à d’autres zones de sa mémoire fragmentée. Le bruit de l’eau qui frappait le sol était hypnotique, Ilan creusait, creusait au plus profond de lui-même, mais les trous ne se comblaient pas. La magie du rêve où il avait vu son père l’aider dans sa quête n’opérait plus.
Le choc d’un corps contre la paroi gauche de sa cabine le tira de ses pensées. Il vit deux pieds sous la cloison, qui disparurent vite. Ilan coupa le jet d’eau et s’essuya avec une serviette. Il n’était plus seul dans la grande pièce, un autre candidat prenait sa douche, juste à côté. Il se frottait énergiquement les cheveux lorsque son regard tomba sur le robinet. La marque du matériel était gravée sur le côté, d’une écriture cursive bleu foncé. Ilan essuya les traces de buée avec son pouce pour être certain qu’il ne se trompait pas.
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