Ilan accéléra. Mocky suivit en respirant fort, son gros cœur pompait. Ils se retrouvèrent rapidement dans un endroit qu’Ilan avait déjà exploré avec Chloé. La salle du théâtre se trouvait à une dizaine de mètres. Le Minotaure, les œuvres peintes décoraient chaque pan de plâtre. L’endroit cherchait à s’arracher à son abandon, mais les couleurs s’estompaient, le temps gagnait chaque jour du terrain.
— C’est sinistre, dit Mocky. Celui qui a peint ces horreurs ne devait pas rire tous les jours.
— Il s’appelait Lucas Chardon. Enfin, je crois…
— Comment tu le sais ?
Des nuances orange palpitaient en provenance d’une pièce située sur la droite. Ilan se rappela : il s’agissait de la salle de la thérapie par l’art, avec ses murs tapissés de dessins mythologiques et de photos.
Le nez protégé par sa veste, il se présenta à l’entrée de la pièce.
C’était le chaos. Toutes les œuvres des patients, sans exception, avaient été arrachées des murs, déchirées et regroupées en un tas au centre. Elles flambaient. Les visages des gens du passé se rétractaient, les peintures cramaient, de petits papillons noirs voletaient dans tous les sens. Ilan recula, une main devant le visage, et buta contre Mocky qui restait là, ébahi.
— On a un taré parmi nous, fit-il d’une voix blanche, et je crois savoir de qui il s’agit.
— Moi aussi. Gygax…
— Pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? Pourquoi maintenant, pourquoi les photos de tous ces gens ?
— Ce matin, il pleurait sur la scène du théâtre, au milieu d’un vieux décor. Chloé et moi, on pense qu’il souffre de dédoublement de personnalité.
— Comme la C. J. Lorrain du dossier Memnode.
— Tout pareil, oui.
Ilan fixait ces flammes colériques qui, progressivement, rapetissaient. Des visages qu’on effaçait, un passé qu’on cherchait à éliminer. Pourquoi Gygax agissait-il ainsi ? Avait-il un lien avec cet hôpital ? Avec l’un de ses patients, qu’il aurait reconnu ? À court d’idées, il regarda l’heure, puis rebroussa chemin. Il ne voulait pas rester une minute de plus dans ces couloirs malsains et glaciaux.
Lorsqu’ils regagnèrent leur lieu de vie, tout était calme. Les portes des chambres étaient fermées, les douches et la cuisine désertées. La sonnerie retentit.
— Elle est effroyable, cette sonnerie, dit Mocky.
Par la suite, il y eut de gros déclics, et les néons s’éteignirent les uns après les autres. Progressivement, les extrémités de leur long couloir disparurent dans les ténèbres. Ne restait plus que leur petit îlot de chaleur, ce seul endroit où ils se sentaient en vie et à peine en sécurité.
— Il était moins une, murmura Mocky.
Ilan fixa la porte close de Gygax. Aucune lumière ne semblait provenir de l’intérieur de sa chambre. Voulait-il faire croire qu’il dormait déjà ? Il revint vers Mocky.
— On discutera de tout ça demain. Mais ne parle surtout pas à Gygax de cette histoire de dédoublement de personnalité, d’accord ? Je préfère ne pas aggraver les choses. On ne sait pas de quoi ce type est capable.
— Très bien.
Dossier en main, Mocky disparut et s’enferma à double tour. Ilan fit de même. Il cala de surcroît la petite commode contre la porte, avant de se diriger vers l’armoire et d’en extraire la solide tringle en bois qui supportait ses vêtements. Ce n’était pas grand-chose, ce bâton, mais il pourrait toujours se défendre avec, au cas où.
Il jeta un œil par la fenêtre grillagée mais, d’ici, impossible de voir les phares du break, qui devait se trouver de l’autre côté du bâtiment, vers l’arrière. La tempête sévissait toujours autant et Ilan en vint à penser qu’une météo pareille, ça n’était pas normal non plus. C’était comme si tout les contraignait à rester dans cet endroit maudit.
Comme si cet hôpital ne voulait pas les laisser partir.
Lorsqu’il s’assit sur son lit et délaça ses baskets, il se rendit compte de l’état de tension dans lequel il se trouvait : tous ses muscles étaient noués et ses nerfs à vif. L’image de son père édenté et coupé en deux revenait le hanter. Ça fait tellement longtemps, fiston, t’es un vrai homme maintenant.
Ilan s’allongea sur le matelas, les bras écartés, les yeux au plafond. Tant de questions se bousculaient dans sa tête. Sur sa propre identité, sur ses rêves, sur ces documents prétendument confidentiels que lui avait montrés Mocky. Sur Gygax, aussi. Et si ce n’était pas lui qui avait brûlé ces papiers, en définitive, mais quelqu’un d’autre ?
Encore une fois, il se demanda où se situait la frontière entre la réalité et la fiction. Jusqu’à quel point les racines du jeu avaient pénétré en lui. Et ce que lui voulait, au final, ce putain d’organisateur sexagénaire.
Ilan bascula sur le côté sans se déshabiller, le bâton à proximité. Cette nuit, il laisserait la lumière allumée.
Hors de question de fermer l’œil.
Jour 2
Ilan fut extirpé de son sommeil par des cris.
Il avait dû s’endormir au milieu de la nuit.
À l’extérieur, quelqu’un cognait sur toutes les portes.
— Venez vite ! Sortez de là, bordel ! Il est arrivé quelque chose à Leprince !
Ilan reconnut la voix de Maxime Philoza. Il roula sur le côté. Son réveil indiquait à peine 6 h 30. Il se redressa d’un coup et sentit le sang irriguer ses muscles. Très vite, il enfila ses baskets sans les lacer puis se précipita vers sa porte, les yeux encore collés par le sommeil.
Meuble chassé sur le côté, clé tournée dans la serrure. Quelques secondes plus tard, il était dans le couloir glacial et se contracta dans le courant d’air. Les autres candidats sortaient progressivement de leurs chambres, certains encore endormis, d’autres déjà habillés, comme Gygax ou Naomie Fée.
Il échangea un coup d’œil inquiet avec Chloé qui terminait d’enfiler son pull à col roulé dans un frisson.
Philoza se tenait devant la porte ouverte de la chambre de Leprince, le visage blanc et inquiet. Fée était juste derrière. Une croûte avait durci sur son nez blessé et, sans son maquillage, elle ressemblait à un zombie tout droit sorti d’un film de Romero. Jablowski se trouvait à ses côtés, pas coiffé, la blouse de travers et, pour une fois, Ilan lut de la gravité au fond de ses yeux. Avec Chloé, il s’approcha doucement derrière les autres candidats, remarquant que Mocky n’était pas là et que la porte de sa chambre était restée fermée.
Tous les regards convergeaient vers le sol. Des gouttes de sang dessinaient un chemin de souffrance qui partait de l’intérieur de la chambre de Leprince et s’éloignait vers les ténèbres du couloir. Philoza s’écarta, laissant chacun prendre la mesure de ce qui avait pu se passer.
— La porte était entrouverte au moment où j’allais prendre ma douche, fit-il d’une voix grave. J’ai vu le sang, j’ai poussé la porte et…
Il se tut, appuyé contre le mur. Ilan s’approcha encore. Les draps gisaient sur le sol, tandis qu’une grosse tache pourpre imbibait le matelas.
Philoza essayait de garder son sang-froid. Les cernes sous ses yeux étaient enflés.
— Ma chambre est juste à côté, je n’ai quasiment pas dormi de la nuit et je n’ai rien entendu. Et vous ?
Il ne se heurta qu’à des réponses négatives. Ilan remarqua l’expression curieuse de Gygax : malgré la gravité de la situation, on aurait dit que le type aux drôles de lunettes carrées souriait. Il le garda à l’œil, tandis que Philoza observait attentivement l’environnement. Le placard était ouvert, mais rien n’avait été dérangé : les tenues et les éléments de toilette étaient à leur place. La carte de l’hôpital était pliée sur la commode, avec les lunettes de vue dessus, juste à côté de deux petits cygnes noirs dont aucun n’avait le bec cassé.
Читать дальше