— Alors, ta planque est brûlée ?
Stefan n’avait pas encore eu le temps d’envisager ce côté-là du problème.
La fille disait juste : désormais, il était traqué non seulement par la police, mais encore par ses propres compagnons.
Il se sentit complètement au ban de la société. Il était l’homme traqué, la bête nuisible contre laquelle se coalisaient les battues.
Un curieux rugissement ronfla dans sa gorge. Maud s’aperçut qu’il avait du sang dans les yeux.
— Tous, grogna-t-il. Tous contre moi ! Bon, j’accepte, je vais me bagarrer contre eux tous : les flics et les copains, sans arme, sans argent, sans rien…
— Tu m’as, moi, objecta la fille à voix basse.
Il crispa davantage les mâchoires.
— Oui, je t’ai. Et ça n’arrange pas les choses, car à deux on se fait plus facilement remarquer. Je t’ai et j’ai aussi cet uniforme pour tout vêtement. Je serais à poil et peint de rayures jaunes et rouges que j’aurais moins de chances de me faire repérer. Mais ça va…
Il serra si fort les poings que ses phalanges devinrent toutes blanches.
— Ça va, répéta-t-il, ça va…
Il mettait dans ces deux mots une sombre opiniâtreté.
Il semblait si décidé, si exaspéré que Maud n’osa proférer le moindre mot.
Soudain, Stefan parut revenir à lui. Il frappa à la vitre qui le séparait du conducteur.
— Nous avons changé d’idée, lui dit-il. Pouvez-vous nous mener à la campagne ?
— Où ça ? demanda l’homme.
— Peu importe, un petit coin peinard. Je vais vous le dire, à vous, ajouta-t-il : le mari de madame est un sacré jaloux… Il nous suit, vous voyez, le taxi vert dans votre rétro ?
— Oui, patron.
— Bon, deux dollars pour votre pomme si vous parvenez à le semer, deux autres si vous nous trouvez un coin de campagne discret, plus le montant normal de la course, ça vous va ? Vous comprenez, je ne peux pas me permettre d’avoir des histoires alors que je suis en uniforme…
Le chauffeur eut un clin d’œil complice.
Il se mit à appuyer sérieusement sur le champignon.
Maud et Stefan observaient le comportement du taxi vert. Celui-ci ne « décramponnait pas ». C'était une sorte d’ange gardien implacable.
— Magnez-vous ! lançait Stefan au chauffeur. Il faut absolument que vous le lâchiez.
Le brave type s’y évertuait, mettant en œuvre toutes les ressources de son véhicule et de ses réflexes de conducteur.
— Bon Dieu ! glapit le tueur d’un ton exacerbé. Vous inquiétez plus des feux rouges puisque vous ne parvenez pas à le semer ! Foncez dans le brouillard, vieux, et vous tracassez pas pour les contredanses, je vous couvrirai !
— O.K., fit le chauffeur.
Il fit ce que lui conseillait son passager et les deux occupants du taxi eurent la satisfaction de voir la distance augmenter rapidement entre eux et leur poursuivant. Sans doute Mallory n’était-il pas parvenu à convaincre son chauffeur de jongler avec les règlements.
Bientôt l’automobile verte fut hors de vue.
— Ça colle, garçon, approuva Stefan. Maintenant que le cocu est semé, vous pouvez prendre votre temps pour nous dénicher un coin tranquille.
Il soupira d’aise et saisit tendrement Maud aux épaules.
— Ouf, ça va un peu mieux, dit-il en s’acagnardant dans l’angle du véhicule. Je sens que ma matière grise se remet à fonctionner convenablement.
Elle hocha la tête.
— Tu as une puissance de récupération formidable, remarqua Maud.
— Il faut bien.
— Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Stefan esquissa un geste imprécis.
— Fumer une cigarette pour commencer, décida-t-il. Cet idiot de flic n’avait pas un brin de tabac dans ses poches, quelle poisse !
S’adressant au chauffeur, il lui demanda s’il avait de quoi fumer. Sans mot dire, l’homme lui passa un paquet de Camel.
— C'est rudement fameux, apprécia le tueur en tirant quelques bouffées. Je pensais bien ne plus jamais refumer de ma vie.
— Tu ne t’en fais pas…
— Pourquoi veux-tu que je m’en fasse, après tout ? Je devrais être mort ou emprisonné, et me voici vivant et libre. Ça ne va peut-être pas durer, d’accord, mais justement, j’en profite. Oh, dis, c’est bon de faire du rabiot, non ?
— Sans doute, convint la fille rousse.
Elle redemanda, obsédée par son idée fixe :
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— La campagne, ça ne te sourit pas ? Je sais bien que ça n’est pas la saison idéale pour s’y baguenauder, mais toutes les saisons ont leur charme…
Il s’entoura d’un nuage de fumée bleue fleurant le miel et fit d’un ton nostalgique :
— La campagne… Je me souviens des hivers allemands… la Forêt Noire, tu ne peux pas comprendre…
— Tu es Allemand ? demanda Maud.
— Mon père était Hongrois et ma mère Américaine, mais j’ai été élevé en Allemagne. À moi seul je suis tout un échantillonnage de races.
— Et tu fais dans l’espionnage ?
Stefan réfléchit.
— Non, dit-il enfin.
— Pourtant…
— Je travaille certes pour des nazis, mais je ne fais pas d’espionnage. Mon job consiste à… nettoyer. Je nettoie dans de bonnes conditions. Enfin… jusqu’à présent.
Ils avaient franchi les faubourgs et roulaient maintenant dans une banlieue coquette aux routes bordées de luxueuses propriétés.
— Ce coin me rappelle la Californie, dit Maud.
— Je ne connais pas…
— Il y a du soleil, des fruits, des fleurs, de l’eau bleue… C'est très beau.
Le chauffeur tira la vitre coulissante.
— Qu’est-ce que vous diriez d’un petit bled sur les bords de l’East-River ?
— Pas mal, approuva Stefan.
Un quart d’heure plus tard, ils étaient parvenus en rase campagne. Ils quittèrent la route nationale pour emprunter un petit chemin bordé de buissons et d’arbres dénudés. Un silence épais et figé faisait mal aux oreilles.
Nulle part on ne voyait d’habitations. Pas un être vivant. L'univers semblait morne et vide.
Stefan tira la vitre à son tour.
— Arrêtez !
— Ici ? demanda le chauffeur en freinant.
— Oui, je n’en aurai que pour une minute.
Le conducteur obéit.
La voiture s’immobilisa en bordure du chemin.
— Parfait, dit encore Stefan.
Il passa prestement ses mains sous le menton du malheureux avant que ce dernier ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, puis lui renversa la tête en arrière et, lorsque le cou de l’homme reposa sur le dossier du siège, il exerça une brusque pesée.
Il se produisit un craquement affreux. Les vertèbres cervicales cédèrent. L’homme exhala une longue plainte déchirante qui glaça d’épouvante Maud. Sa tête devint molle et balla, inerte, sur le dossier du siège avant.
— Pourquoi ? gémit la jeune fille. Pourquoi as-tu fait cela ?
— Il nous aurait donnés, expliqua calmement Stefan. Du reste, je n’avais pas de quoi régler la course.
Il était descendu de l’auto et, l’ayant contournée, s’occupait activement à fouiller les vêtements de sa dernière victime.
Il trouva une vingtaine de dollars dans le portefeuille.
— C'est toujours ça de récupéré, dit-il en les enfouissant prestement dans ses poches.
— Dommage que ce type soit si gros, j’aurais bien pris ses fringues, car ma tenue de flic va me faire repérer.
Il tira le corps hors du véhicule et le traîna par les pieds jusque dans le fossé. Avec un peu de chance, il ne serait pas découvert tout de suite.
Stefan revint, s’essuya les mains avec un chiffon trouvé sous le siège du conducteur, et se mit au volant.
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