— Où allons-nous ?
Il examina Maud dans le rétroviseur et constata non sans satisfaction qu’elle récupérait promptement.
— Je ne sais pas, murmura-t-il en réponse à la question qu’elle lui avait posé. Que veux-tu que je te dise ? Nous allons plus loin, ailleurs, n’importe où… Je ne peux plus décider : ce sont les circonstances qui décident toutes seules.
Elle n’insista pas.
— Ça te fait de l’effet, hein ? grommela-t-il avec un sale sourire.
— Quoi ?
— Cette histoire… mon histoire. Tu faisais quoi ?
— Je travaillais dans un s peakeasy .
— Et ça t’amusait ?
— Tu as déjà vu des filles que ça amuse, toi ?
— Non, mais…
— Alors ?
Il revint à la route nationale qu’ils avaient quittée peu de temps auparavant.
Stefan roulait à une allure modérée. Ils parcoururent une dizaine de kilomètres quand soudain le moteur renâcla comme un cheval épuisé.
Le tueur lança un regard à la jauge d’essence. — Panne sèche, dit-il. C’est bien notre chance. Heureusement, j’aperçois une station-service, là-bas.
L'homme de la station était un jeune gars rigolard.
— Trente litres ! lui jeta Stefan.
— Tout de suite, chef.
Le tueur se rembrunit. Le regard éveillé du pompiste l’inquiétait. Le jeune homme se souviendrait de ce singulier taxi conduit par un policier. Ça ne se voyait pas tous les jours…
Déjà il devait faire travailler sa matière grise à toute allure ; au moindre appel radio, il pigerait tout au quart de tour et téléphonerait aux matuches.
Le mieux serait de le neutraliser.
Maud devait suivre le cheminement de sa pensée, car elle dit brusquement avec une sorte d’âpre ferveur :
— Laisse-le, Stef. Ça n’arrangerait rien… Le premier automobiliste venu le découvrirait et…
— Bon, ça va ! la rembarra le tueur.
Néanmoins, il abandonna son sinistre projet et tendit quelques banknotes au garçon.
— Merci, m’sieur.
Ils repartirent à toute allure.
— Vivement la nuit, soupira Stefan. Ce taxi est trop voyant, mon uniforme aussi. Si tout va bien, on poussera jusqu’à la frontière canadienne.
Ils se laissèrent bercer par le ronron du moteur et le doux feulement des pneus sur l’asphalte.
Tout se passait bien. D’ici une heure il ferait nuit, et Stefan pourrait alors foncer dans le brouillard.
Brusquement ils sursautèrent. Un bruit sinistre leur parvenait, d’abord lointain mais qui s’amplifiait rapidement : une sirène de police.
— Ça y est, grinça Stefan. Voilà la corrida qui recommence. J’aurais dû buter ce salaud de pompiste, c’est lui qui a rancardé les flics.
Il fixa le rétroviseur dans lequel la voiture des policiers se développait.
— Appuie ! appuie ! cria Maud.
Ce conseil était superflu. Stefan écrasait déjà le champignon sur le plancher du taxi. Mains crispées sur le volant, visage tendu, il ressemblait une fois de plus à un loup.
— Plus vite ! trépignait Maud. Ils nous rattrapent !
— On est cuits, fit sourdement Stefan. Ils vont nous posséder, je parie qu’ils ont déjà alerté leurs petits copains. D’ici un quart d’heure, il va en déboucher de tous les côtés et les routes seront barrées.
— Fonce, fonce ! l’encouragea Maud.
La jeune fille semblait hors d’elle-même. Ses yeux brillaient étrangement, ses cheveux décoiffés retombaient sur son visage. Elle ne pensait même plus à les rajuster.
L’espace d’un instant, poursuivants et poursuivis demeurèrent à égale distance. On eût dit que les vitesses respectives des deux véhicules s’étaient mises au diapason. Puis, lentement, mais avec une déprimante régularité, les flics reprirent l’avantage et grignotèrent l’écart.
— Ils se rapprochent ! hurla Maud.
— Je suis à fond, gémit Stefan. On se tape le cent trente ; je peux pas demander plus à un taxi…
Ils doublaient des voitures dont les conducteurs restaient médusés par cette poursuite insensée.
Stefan aurait voulu avoir une bombe pour la jeter derrière lui sur la bagnole des cops .
Les bornes kilométriques défilaient rapidement. Il y eut un coup de feu, puis d’autres crépitèrent.
— Ils tirent ! dit Maud.
Stefan serra les dents. Il aperçut un chemin sur sa droite et y vira brusquement. Si brusquement, même, que les policiers n’eurent pas le temps de l’imiter et qu’emportés par leur élan, ils dépassèrent l’étroite voie. Ils manœuvrèrent pour reprendre leur poursuite, mais ce contretemps suffit à Stefan pour reprendre une avance appréciable.
Il était fébrile, se demandant où ce petit chemin peu carrossable allait les conduire. Le taxi tanguait dangereusement dans les ornières. Des ronces griffaient sa carrosserie.
Stefan devait se cramponner ferme au volant.
— Tu les vois ? demanda-t-il.
— Non…
Cela le stimula. Il mit toute la sauce, sans souci des embûches que lui réservait le sol.
Le chemin décrivit une brusque courbe.
Stefan aperçut un cours d’eau de moyenne importance mais que la fonte des neiges grossissait exagérément. Un frêle pont de bois le traversait.
En un éclair il prit sa décision.
Un coup de freins terrible arrêta la voiture sur deux mètres.
— Saute et planque-toi ! dit-il à Maud.
Elle obéit comme dans un rêve, sans même réaliser.
Elle ouvrit la portière et sauta tandis que le taxi bondissait en avant. La sirène des flics approchait.
Quatre secondes !
Stefan avait, estimait-il, quatre secondes pour réussir son coup.
Il lança le taxi sur le pont, ouvrit sa propre portière, donna un ultime coup de volant et se laissa choir de côté.
Il y eut un craquement, un choc, un plouf !
Défonçant le faible garde-fou de bois, l’automobile venait de plonger dans l’eau bouillonnante.
Tout s’était passé à une allure vertigineuse, les événements allaient bien plus vite que la pensée.
Stefan regarda en direction du sentier. La voiture des flics arrivait, mais elle n’avait pas encore tourné.
Le tueur fit un bond de léopard et se rua dans un buisson bordant la berge. Les épines lui labourèrent le visage ; il n’en eut cure. On aurait pu lui couper un bras sans qu’il s’en aperçût.
Il se tapit, retenant sa respiration.
Il vit comme un éclair rouge et comprit que l’auto des flics venait de le dépasser. Ses freins hurlèrent à leur tour. Les flics venaient de découvrir l’« accident ».
Ils descendirent rapidement et se portèrent sur le pont.
Ils étaient deux. Stefan entendit leur conversation :
— Bon Dieu, dit l’un, m’est avis que notre homme a fait le plongeon. Un coup de volant malheureux et il a défoncé le garde-fou.
— Ouais, fit son compagnon. Ça a dû se passer comme tu dis. Attrape la mitraillette et surveille la rivière au cas où il aurait pu s’extraire de la bagnole.
— Sortir de la bagnole ? Avec ce courant… Il est out , et sa poule aussi, je te dis. Dommage, les chefs le voulaient vivant.
— Préviens-les !
L'un des deux hommes revint à la voiture et décrocha son émetteur.
— Allô ! énonça-t-il d’une voix grave et impersonnelle de standardiste. Ici voiture 601, ici voiture 601… J’appelle Bureau fédéral, j’appelle Bureau fédéral…
Il y eut des crachotements et une voix creuse lui répondit.
Aussitôt, il enchaîna :
— La voiture que nous poursuivions vient de défoncer le parapet d’un pont et de couler dans la rivière avec ses deux occupants. Aucune trace de vie… Comment ? O.K.
Il donna la position exacte de l’endroit et raccrocha.
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