C’est sitôt après avoir procédé à cette déduction que Mallory aperçut la masure au fond d’une dépression du terrain. Elle semblait inhabitée mais les traces de pas s’y dirigeaient cependant en droite ligne.
Le géant roux se mit à plat ventre et, bien dissimulé par un tronc d’arbre, observa longuement la bicoque.
Un triste sourire s’épanouit sur son visage. Il venait de discerner un léger mouvement à l’intérieur de la construction en ruines.
Quelqu’un s’y trouvait. Et ce quelqu’un ne pouvait être que Stefan.
Mallory attendit un bon moment encore ; il ne voulait rien tenter avant de s’être fait une parfaite idée des lieux.
Plus rien ne bougeait. Alors il contourna à distance le vieux pavillon de chasse de manière à se placer face au pan de mur dépourvu d’ouverture.
Il dégaina son colt et le conserva à la main.
Ployé en deux, il avança en veillant à ne marcher que sur l’herbe afin de ne pas signaler sa présence.
Il ignorait si Stefan était armé ou pas.
Prudence !
Mallory était sur le qui-vive, car Stefan était un homme terrible avec lequel on ne pouvait prendre de risques. La fille qu’il avait découverte ne devait pas non plus avoir froid aux yeux.
Enfin il atteignit la bicoque et se plaqua contre le mur.
Il écouta, tout son être tendu.
Pas le moindre chuchotement, mais seulement, par instants, un vague bruit de brindilles brisées.
Le rouquin tourna l’angle de la masure et s’approcha de la fenêtre sans vitres. Son regard plongea brusquement à l’intérieur des ruines. Il découvrit Stefan seul, allongé sur un tas de fagots, les mains jointes derrière la nuque.
Mallory ajusta son revolver dans sa main droite, puis, braquant le canon de l’arme sur la poitrine de l’homme étendu, il appela doucement :
— Hello, Stef !
Le tueur fit un bond. Il s’agenouilla et regarda Mallory.
— Ah, dit-il, c’est toi, Mal…
Il eut un petit ricanement mauvais.
— Tu m’as retrouvé… T’es plus fortiche que les fédés…
— Les fédés te croient mort… noyé.
— Non ?
— T’as pas lu les journaux ?
Stefan eut un bref sourire.
— Tu sais, on n’est guère au courant de l’actualité, dans le coin…
Ses yeux devenaient minces et glacés. Sa bouche se pinçait.
— Et vous ? fit-il. Vous n’y avez pas cru, à ma mort ?
Mallory secoua la tête.
— Pour ma part, je ne demandais qu’à y croire. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour que les boss pensent comme moi. Mais tu les connais. Ils t’ont en trop haute estime pour admettre que tu aies pu te ficher à l’eau comme le dernier des chauffards.
— Oui, fit Stefan, je les connais…
— Alors ils m’ont dit…
Mallory mit son colt en évidence.
— Ils regrettent, Stefan. Tu étais un fameux collaborateur, mais leur principe, tu le connais aussi bien que moi : ne rien risquer inutilement. Moi aussi je regrette, on avait passé de bons moments ensemble, toi et moi. Vraiment, je regrette, vieux, s orry !
Il allait tirer.
Il allait incessamment tirer : plus qu’à ses gestes, cela se voyait à ses yeux.
Les yeux d’un tueur ne trompent pas un autre tueur.
— Non, cria Stefan. Attends ! Une minute, vieux…
— T’as les jetons ? questionna l’autre avec un rien de pitié et de mépris dans la voix.
— C'est pas ça, Mallory.
— C’est quoi, alors ?
— Si tu me butes, tout est flambé pour l’organisation.
Mallory ouvrit de grands yeux.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— La vérité. L'organisation ne tient qu’à ma peau. Si tu étais arrivé une heure plus tôt, tu pouvais me descendre en paix et rentrer. Maintenant, si tu fais ça, il y aura du pet pour vous tous.
Mallory enjamba l’appui de la fenêtre et s’approcha de Stefan.
— Tu bluffes pas ? demanda-t-il.
— Est-ce que j’ai la réputation et la gueule d’un type qui bluffe ?
Mallory le dévisagea et, in petto , convint que non.
— Lorsque je t’ai vu à mes trousses, hier, j’ai aussitôt compris que l’organisation avait décidé de me liquider par mesure de sécurité. Alors j’ai décidé que la vie était bonne à vivre et que c’était idiot de sacrifier la mienne à l’idéal de quelques bonshommes.
— On voit qu’une fille est passée par là, dit sarcastiquement Mallory.
Stefan fit la moue.
— Possible. Quelle que soit la cause qui a entraîné cette révision de mon jugement, elle existe. Alors j’ai pris mes précautions. J’ai inversé les facteurs : au lieu que ma mort représente une sécurité pour eux, je me suis débrouillé pour qu’elle devienne pour eux le pire danger.
Il lui exposa par le menu le plan que Maud avait ourdi.
— Bien conçu, apprécia Mallory.
— Alors ? demanda Stefan. Tu me butes toujours ?
— C'est maintenant que tu le mériterais, fit Mallory.
— Tu sais, les valeurs morales, rien de plus fragile. Sait-on où est la vérité ? Tandis que la vie, tandis que la liberté…
— Bon Dieu, Stef, ce que tu as changé en vingt-quatre heures !
— Disons que j’ai évolué…
— C'est ça : t'as évolué. C'est comme si t’'vais changé de couleur de peau… Ça me déroute.
— Laisse tomber, dit Stefan. Alors, tu me descends ou non ?
— Je te descends.
Le tueur réprima un sursaut.
— Malgré le grabuge ?
— J’ai des ordres, fit Mallory, obstiné.
— Mais, crétin, tes ordres seraient annulés si Katz pouvait te joindre ! À l’heure qu’il est, il fait peut-être une prière pour que tu ne me trouves pas.
— Je ne dis pas non. Mais j’ai ordre de te liquider et je vais le faire, Stef. Chez nous on obéit, on ne décide pas. J’ai pas à tenir compte de tes raisons…
Il n’y avait plus rien à espérer de Mallory. Stefan sentit que sa salive, devenue filandreuse, ne passait plus.
— Tu risques de tout compromettre, insista-t-il. Les chefs ne te pardonneront pas d’avoir tout foutu en l’air.
— J’ai pas besoin de leur parler de tes confidences. Écoute, vieux, je leur dirai que je t’ai tiré dessus sans prévenir.
Stefan baissa la tête ; son compagnon crut que c’était sous l’effet de l’accablement ; en réalité, il regardait le colt de Mallory et calculait la distance qui l’en séparait.
Maud posa le verre de whisky que lui avait offert Katz et se renversa dans son fauteuil.
— Vous connaissez maintenant la situation telle qu’elle se présente, dit-elle.
— En effet, reconnut Katz.
— Quelles sont, en ce cas, vos intentions ?
— Il faut que nous réfléchissions, répondit le chef.
— Croyez-vous que ce soit nécessaire ?
— Oh, certainement. Personnellement, j’ai horreur du chantage. Vous aussi, Baumann ?
Son interlocuteur esquissa un signe affirmatif tout en lissant ses belles mains blanches.
Maud sentit l’inquiétude la gagner.
— Vous n’avez pas le choix ! décida-t-elle.
— Peut-être que si…
Elle fit bonne contenance :
— Allez-y, je vous écoute.
— Eh bien, murmura Katz, vous pourriez par exemple écrire à votre huissier de remettre cette fameuse lettre au messager que vous enverriez. Il n’est pas question pour nous…
— Que voulez-vous dire ?
— Vous allez écrire la lettre que je m’en vais vous dicter…
Elle pâlit.
— Je refuse, grinça-t-elle.
— Pour l’instant, sans doute. Au début, on refuse toujours, parce qu’on ne peut accepter délibérément une chose de ce genre. Et puis, « après », on devient plus raisonnable.
— Vous avez l’air bien sûr de vous.
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