Il lui appartient.
Il ne peut s'en déraciner, sous peine croit-il, de se flétrir comme une plante arrachée à son sol.
Oui, un jour, il sera propriétaire de tout cela. De quoi permettre à une famille de vivre aisément.
Tout cela, il l'aurait volontiers partagé avec Julie, enfant du pays, elle aussi. Fille d'agriculteur, elle aussi. Mais qui, contrairement à lui, nourrissait des envies d'évasion, voulait conquérir la capitale, le monde.
Julie…
Combien de fois a-t-il rêvé d'elle ? Combien de ses nuits a-t-elle peuplées ?
Combien de fois a-t-il suivi ses pas gracieux ?
Combien d'heures passées à l'attendre, là où il se doutait qu'elle allait se montrer ? Simplement pour apercevoir sa silhouette quelques secondes.
Tant d'images volées…
Il se souvient du jour où elle avait oublié son foulard bleu au bistrot du village. Avant de le lui rendre, il l'avait gardé pendant une semaine. Dans sa poche, dans son lit. Respirant son délicat parfum, sans lassitude aucune.
Et cette colère, lorsqu'il la voyait faire les yeux doux à un autre, lorsqu'il la croisait, s'affichant au bras d'un homme qui n'avait rien de plus que lui.
Rien de plus ? Sans doute que si. La colère, alors, n'en était que plus vive. La douleur, plus forte. L'humiliation, à son comble.
Il aurait donné n'importe quoi pour elle. Sauf qu'elle ne voulait rien de lui.
Parce qu'il n'existait pas, simplement. Exclu de son monde, de son horizon, de son champ visuel.
De sa vie.
Il aurait au moins aimé qu'elle le détestât. Au moins ça.
Mais non, elle ne le voyait pas.
Alors que lui ne voyait qu'elle. Ne pensait qu'à elle. N'espérait qu'elle.
Obsession assassine, destructrice, castratrice.
Gilles marche derrière son père. Mais devant lui, il n'y a que Julie. Partout, dans chaque rafale de vent, chaque bruissement de feuille. Son visage se dessine, dans les écorces des arbres, les caprices du ciel.
Alors qu'elle est morte.
Mais même prisonnière de l'au-delà, elle continue de le hanter.
Logique, pour un fantôme.
Il avait cru qu'une fois enterrée, elle cesserait de le blesser.
Il s'était trompé. C'est encore pire qu'avant.
Soudain, un cerf traverse à cinquante mètres devant le groupe ; la chienne se met à l'arrêt.
La magnifique bête hésite un instant, les regarde.
Comme un réflexe, une habitude tenace, ils ont envie de tirer. De tuer.
L'animal s'enfuit à la vitesse de la lumière.
Aujourd'hui, il a de la chance.
Aujourd'hui, ce n'est pas lui le gibier.
*
— On devrait peut-être se planquer ? suggère Sarhaan. Il n'arrive presque plus à marcher…
Hamzat est affreusement blême, la souffrance déforme son visage. Il a pris dix piges en une heure. Effrayant.
Il est si jeune, pourtant. Seize ans, à peine.
— Les clébards vont nous retrouver en moins de deux ! répond Rémy. Ces saloperies nous suivent à la trace ! Pas pour rien que l'autre enfoiré leur a fait renifler nos guêtres ! Il faut continuer à marcher, c'est notre seule chance de nous en sortir ! Faut pas trop s'éloigner du mur, on finira bien par trouver un endroit où c'est plus facile de passer… Une brèche !
— On passera jamais ! Y a du courant partout !
— Écoute mon vieux, si on se planque, c'est comme si on attendait la mort, O.K. ? Alors tu fais comme tu le sens, mais moi je continue à chercher la sortie de ce putain de merdier !
— T'énerve pas, tempère Sarhaan.
Brusquement, Rémy se demande pourquoi il ne les abandonne pas, pourquoi il n'accélère pas. Après tout, ces mecs ne sont rien pour lui ; la veille, il ne les connaissait même pas ! Il réalise alors que, seul, il serait encore plus terrorisé.
Mais est-ce vraiment l'unique raison ?
— Faut tenir jusqu'à la nuit. Après on verra, conclut-il.
Hamzat s'accroche à l'épaule de Sarhaan et à celle de son frère. Comme on s'accroche à la vie. Sa jambe a démesurément enflé. La douleur lui soulève les tripes à chaque mouvement. Il s'est ouvert le crâne en tombant, le sang inonde sa nuque, son vieux sweat pourri.
Migraine atroce.
Soif. Horriblement soif.
Chaud, froid. En même temps.
Peur.
Pourtant, la mort, il la connaît. Pour l'avoir vue de près. L'avoir côtoyée si souvent ; évitée si souvent. Pour lui avoir marché dessus, lui avoir ri au nez.
Pour s'y être noyé, des nuits entières.
Il vient du purgatoire, retourne à la case départ.
Maintenant, il sait.
Qu'il va mourir.
Qu'il a quitté sa terre natale pour rejoindre un cimetière.
Qu'il a creusé sa propre tombe en suivant son grand frère sur ces terres inconnues.
Il sait que la chance a effectué un détour pour l'éviter. Que Dieu le châtie de quelque chose. Sauf qu'il ne sait pas de quoi… N'a-t-il pas été assez puni comme ça ? Une enfance effroyable, une adolescence encore pire. Pourquoi le sort s'acharne-t-il ainsi sur lui ?
Il a beau chercher, il ne voit pas. Ne comprend pas. N'a plus la force de comprendre, d'ailleurs.
Soudain Rémy s'arrête net. Ils arrivent en lisière de forêt. Derrière la frontière végétale, une grande étendue d'eau miroite au soleil. Panorama idyllique pour situation cauchemardesque.
— Vaut mieux rester à couvert, dit-il.
— Ouais, acquiesce Sarhaan. Ça vaut mieux en effet…
Eyaz intervient. Moitié anglais, moitié français, avec un soupçon de langage inconnu, il tente de leur expliquer quelque chose. Marcher vers la mare, mettre les pieds dans l'eau pour que les chiens perdent leur trace.
— T'as raison ! s'écrie Rémy. Si on marche dans la flotte, ils ne pourront plus nous flairer !
Ils reprennent leur chemin de croix, s'approchent de l'étang. Rapidement, le sol devient meuble. Leurs pieds meurtris s'enfoncent. Ils veulent contourner le lac pour rejoindre le bois d'en face. Ils sont toujours à deux pour soutenir le blessé qui peine à avancer dans ces marécages.
C'est plus difficile que prévu. Hamzat s'écroule. Ils le relèvent, l'encouragent. Son frère se met même à fredonner un chant de chez eux. Pour bâillonner la frayeur.
Pour narguer ce fameux destin.
C'est alors qu'ils réalisent qu'ils ne sont pas seuls.
Que la mort les regarde, bien en face.
*
Le Lord échange un regard complice avec Delalande. Le seul de ses clients ayant déjà participé à plusieurs traques.
Un habitué. Un camé de la chasse à l'homme.
C'est sa quatrième expérience, aujourd'hui.
Avant de se mettre en selle, alors que leurs gibiers s'enfuyaient vers la forêt, les participants ont fait leur choix.
Quatre proies, quatre chasseurs. À eux d'élire leur cible.
Comme les maquignons sélectionnant leurs bêtes sur pied pour l'abattoir.
Dans un souci de galanterie, les hommes ont laissé l'Autrichienne s'exprimer en premier puis se sont partagé les trois autres. Eh oui, aujourd'hui il y a une femme parmi eux…
Anatoli Konstantinovitch Balakirev, le chasseur russe, n'a pas hésité ; c'est à sa demande que le Lord est allé chercher les Tchétchènes. Deux pour le prix d'un ! Bien sûr, il a payé un petit supplément pour avoir ce qu'il désirait. Pour assouvir son fantasme.
A la carte, c'est toujours plus cher.
Le Russe est un grand adepte de la chasse dans son pays. Mais il représente à peu près tout ce que le Lord méprise.
Il fait partie de ces oligarques ayant amassé un butin colossal en profitant de la restauration du capitalisme dans les années quatre-vingt-dix, de la privatisation des entreprises publiques vendues pour trois roubles six sous.
Oui, Balakirev a fièrement planté son drapeau en haut d'une montagne de fric. Mais, s'il possède une fortune enviable, il ne possède pas grand-chose d'autre. Grossier, vulgaire, primitif, trivial, obscène… Collectionnant les œuvres d'art parce qu'elles valent cher, mais incapable de distinguer un Renoir d'un Monet.
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