— Bon, vous montez sur mes épaules, décide Sarhaan. Vous allez chercher du secours et moi, je vous attends… Je compte sur vous, hein ?
Rémy le considère avec admiration. Personne, jamais, ne s'est sacrifié pour lui. Un instant, il songe à prendre sa place. Un bref instant, seulement.
Le Malien se poste dos au rempart, adresse un signe à Hamzat qui n'hésite pas plus longtemps. La courte échelle, le voilà sur les épaules du grand Black. Il s'agrippe en haut du mur. Sarhaan a du mal à supporter le poids du jeune colosse tchétchène, mais il tient bon.
Stoïque.
— Allez ! encourage Rémy. Vas-y petit ! Passe par-dessus… Je reviendrai avec les poulets, Sarhaan, j'te jure !
Eyaz aussi pousse son frangin à accélérer le mouvement.
Hamzat se hisse tant bien que mal en s'accrochant à un piquet métallique. Et brusquement, le choc. Il pousse un cri, lâche prise, part en arrière.
S'écrase au sol dans un bruit effrayant.
Là, aux pieds de son frère aîné.
*
Se planquer derrière un buisson, un rocher ? Ou courir le plus vite possible ?
Pour le moment, Diane a choisi la fuite. D'instinct.
Elle sait qu'ils sont derrière. Juste derrière. Avance minime, infime.
Comme son espérance de vie, désormais.
Elle sait qu'ils ratissent le terrain à sa recherche.
Pour la tuer.
D'une balle dans la tête ou pire. En la rouant de coups, comme le jeune homme dont le visage terrorisé et les cris de souffrance la harcèlent.
Elle s'est arrêtée quelques secondes pour consulter sa carte. Ses mains tremblent, sa vue se trouble. Son cœur menace d'imploser.
Elle sait à peu près où elle se trouve.
Rejoindre sa voiture, voilà ce qu'elle doit faire.
Avant de se remettre en marche, elle essaie à nouveau d'utiliser son portable ; pas de réseau, évidemment.
— Merde, merde, merde…
Elle a beau orienter le téléphone dans toutes les directions, il s'obstine à clignoter, inutile.
Déjà que ça ne passait pas au village, alors ici… Au milieu de nulle part. Elle repart.
Pour atteindre sa bagnole, elle va devoir revenir en arrière.
Le terrain est accidenté ; progresser en dehors des chemins s'avère souvent impossible. Trop périlleux. Si elle se casse une jambe, elle est condamnée.
A force de courir droit devant, de s'écorcher la peau sur les buissons épineux, de se tordre les chevilles, elle a fini par atterrir sur une nouvelle piste forestière. Si ses calculs sont exacts, les poursuivants sont plus en contrebas. Elle devrait donc les contourner par le haut.
A moins qu'elle ne tombe pile sur eux.
Une chance sur deux.
Une chance sur mille…
*
9 h 30
Clôture électrifiée. Ils auraient dû s'en douter. Ces salauds ont tout prévu. C'était trop facile.
Rémy avance. Presque comme un automate. Un pied devant l'autre, le poids d'Hamzat qui s'appuie sur son épaule. Il s'est pété un genou en tombant ; son aîné, Sarhaan et Rémy se relaient pour le soutenir, l'aider. Lui qui ne se plaint même pas, se contente juste de grimacer chaque fois que son pied droit effleure la terre.
Rémy avance.
Avec le poids de la peur qui comprime son cœur. Le poids de la fatigue, comme un boulet enchaîné à ses jambes.
Le poids du passé d'où germent remords et regrets.
Il marche avec la nette impression d'aller à reculons. De s'enfoncer dans la mélancolie. Dans le néant.
Je vais crever. Alors que je n'ai profité de rien. Alors que j'avais une vie de chien.
Je vais finir comme un chien.
Logique, après tout. Mourir comme il a vécu.
Il devrait être ailleurs, en ce moment même. En train de savourer un copieux petit déjeuner en compagnie de sa femme et de sa fille. Il arrive presque à sentir l'odeur des croissants, du café. Presque à entendre le rire de Charlotte, toujours de bonne humeur au saut du lit.
Mais non, il est là, errant dans ces bois inhospitaliers, avec ces inconnus qui fuient comme lui. Avec ce blessé qui pèse lourd, de plus en plus lourd.
Avec ces fumiers qui le traquent, tel un gibier.
Il est devenu une proie. Rien de plus.
Un amusement pour milliardaires pervers, assoiffés de sang.
Il réalise qu'il est là parce qu'il n'était déjà plus dans la vie.
Un déchet ramassé dans une poubelle.
Pas de famille, pas d'amis, personne pour se soucier de ton avenir.
Cette pourriture a raison. Si je disparais, personne ne s'en apercevra.
On peut me jeter dans une fosse commune, personne ne réclamera mon corps.
Je peux crever, tout le monde s'en balance.
Je ne suis rien. Plus rien depuis longtemps.
Un macchabée qui respire, parle et marche.
Je n'existe plus.
Déjà mort.
Alors, pourquoi ai-je aussi peur ?
10 h 00
D'habitude, les parties de chasse entre amis sont des moments privilégiés qu'ils ne manqueraient pour rien au monde. Roland Margon confie les clefs de son officine à son assistante, Hugues ferme son auberge, Séverin Granet et son fils abandonnent l'exploitation le temps d'une journée. Non, ils ne s'en priveraient pour rien au monde. Ces instants de complicité, de franche camaraderie.
Mais aujourd'hui, les visages sont fermés, durcis, anxieux. Les regards un peu désorientés, les âmes désarçonnées.
La peur, palpable.
Les paroles, plutôt rares.
Pourtant, Séverin fait brusquement entendre sa voix rauque à l'accent typique.
— J'espère que tu te trompes pas ! Si elle est partie dans l'autre sens, on est mal barrés…
— Elle va forcément essayer de rejoindre sa bagnole, assure Roland. C'est logique. C'est ce que je ferais à sa place, en tout cas !
— Et si elle arrive là-bas avant nous ?
— Elle ne connaît pas le coin, elle ne peut pas passer par le chemin principal de peur de tomber sur nous. On va arriver avant elle, c'est sûr. On se planque pas loin de sa caisse et y a plus qu'à attendre.
— Ouais, y a plus qu'à ! marmonne Hugues.
— La ferme ! ordonne Roland. C'est ça ou la taule, oublie pas.
— T'es sûr que c'est sa bagnole qu'on a vue en venant ? s'inquiète Gilles.
— Pourquoi ? T'en as repéré une autre ? Immatriculée 75, en plus ! Elle a bien dit qu'elle venait de Paris, non ?
Ils reprennent leur quête silencieuse dans une atmosphère étouffante malgré le petit vent froid qui enlace un peu brutalement les monts cévenols. Le soleil s'est voilé, l'orage frappera dans la journée, c'est certain.
Aucune chance de lui échapper.
— C'était peut-être pas lui après tout, murmure soudain Séverin.
L'aubergiste sursaute, rien qu'au son de la voix de son ami.
— Hein ? aboie Roland.
— C'est peut-être pas l'ermite qui a tué Julie, répète Granet.
— Évidemment que c'est ce taré qui l'a étranglée ! riposte le pharmacien. Qui veux-tu que ce soit ?!
— J'en sais rien… Putain, mais qu'est-ce qu'on a fait ?
— Moi, je voulais juste qu'on l'arrête, pas qu'on le tue ! s'emporte Roland. Si vous vous étiez pas excités comme ça aussi !
Gilles l'attrape soudain par l'épaule, l'obligeant à se retourner.
— T'as frappé comme nous autres, j'te rappelle !
— Je sais. On est tous dans la même galère. Alors, on va s'en sortir ensemble, O.K. ? Maintenant, tu enlèves ta main, et vite…
Gilles obtempère, baisse les yeux et les armes. Il replonge dans ses pensées. Occupées par deux visages ; celui de Sylvain, mort sous les coups. Et celui de Julie.
La merveilleuse Julie. La sublime Julie.
Qui affolait tous les hommes sur son passage.
Qui n'avait jamais daigné poser son regard de braise sur sa modeste personne. Jamais daigné lui offrir le moindre sourire. Lui, simple paysan, comme son paternel, dont le morne destin est de reprendre la tête de l'exploitation un jour prochain. D'ailleurs, il ne se sent guère capable d'autre chose, comme si cette terre rude mais nourricière ne lui laissait pas le choix.
Читать дальше