Inaccessible.
Elle voudrait frapper à sa porte, se jeter dans ses bras. Lui faire oublier cette Marianne.
Prendre sa place.
De force.
Elle retourne sur son lit, essuie ses larmes.
— Pauvre petite conne ! se maudit-elle. Pourquoi faut-il toujours que tu veuilles ce que tu ne peux pas avoir ?
Puis elle se relève, incapable de tenir en place. Dans la salle de bains, elle boit directement au robinet. En relevant la tête, elle a un mouvement de recul en apercevant son visage dévasté.
— Et pourquoi je ne pourrais pas l’avoir ?
Elle n’est pas plus jolie que toi.
Il ne parlait pas de Marianne, mais peu importe. Il me trouve jolie. J’ai senti tout de suite qu’il y avait quelque chose entre nous. Dès que je l’ai vu, dès que je me suis retrouvée dans ses bras. Alors, je vais me battre. Me battre au lieu de pleurnicher comme une gamine.
Me battre pour qu’il m’aime. Qu’il ne puisse plus se passer de moi.
Luc ouvre les yeux. Un peu sonné, il essuie ses larmes d’un geste machinal.
Le mal de crâne a survécu aux deux heures de sommeil inattendues. Il fouille les tiroirs mais ne trouve nulle trace d’antalgique.
Avec des gestes lents, il se rhabille, sans toutefois remettre son costume. Un jean et un polo suffiront.
Puis il sort et allume tout de suite une cigarette qu’il fume en marchant jusqu’à la maison. Il la termine au bord de la piscine.
Elle s’est noyée… Par ma faute.
Luc imagine le corps sans vie de la mère de Maud. Il peut presque le voir flotter. Il a déjà vu un noyé, sait à quoi ça ressemble.
Il a déjà vu la mort, sait à quoi elle ressemble.
Il connaît nombre de ses visages, tous plus hideux les uns que les autres.
Enfin, il écrase son mégot dans l’une des jarres et frappe à la porte de la cuisine. Comme personne ne répond, il se permet d’entrer. À l’intérieur, la température est toujours aussi fraîche. Luc ne voudrait pas avoir à régler la note d’électricité de cette immense baraque. De toute façon, il n’en aurait pas les moyens.
Il se met à inspecter les placards, à la recherche d’un tube d’aspirine. Soudain, la porte s’ouvre sur Amanda. Quand elle voit Luc, elle sursaute et pousse un cri ridicule.
— Vous m’avez fait peur !
— Désolé, répond le jeune homme. J’ai frappé, mais il n’y avait personne…
Comme elle regarde les portes de placard restées ouvertes, il ajoute :
— Je cherche de l’aspirine. J’ai la migraine.
— Il n’y en a pas ici, répond la gouvernante. Reste là, je vais t’en chercher.
Elle disparaît et Luc s’assoit. Il se rend compte qu’Amanda vient de le tutoyer. Ça ne le surprend guère. Entre domestiques, après tout…
Sa tête atterrit entre ses mains, le mal empire. Les points de suture le font atrocement souffrir. Heureusement, Amanda revient très vite avec le médicament et le lui prépare sans qu’il n’ait rien à demander. Tandis que le cachet se dissout, elle le dévisage attentivement.
— Tu as pleuré ?
— Non, pourquoi ?
— Tes yeux… Ils sont rouges.
— Sans doute le mal de tête, prétend Luc.
Il avale son médicament, elle continue à le regarder avec un sourire qui a quelque chose de maternel.
— Où est Maud ? demande-t-il.
— Dans sa chambre. Elle dort, je crois.
— C’est bien. Elle a subi un nouveau choc, il faut qu’elle se repose.
— Elle est solide, tu sais. Sous ses airs de petite fille fragile…
— Et Charlotte ?
— Sa Majesté est partie faire une course ! révèle la gouvernante.
— Ah… Je n’ai même pas entendu la voiture, avoue Luc. Je me suis endormi, j’étais crevé… Merci pour l’aspirine.
— Tu pars déjà ?
— Je vais dans le garage installer mes affaires.
— Je peux t’aider ? Je n’ai rien à faire pour le moment, ça me changera les idées.
— Pourquoi pas ?
Ensemble, ils descendent jusqu’au garage. Charlotte a eu la bonne idée de partir avec la Mini et Luc peut donc décharger l’Audi de tout son matériel. Il dégage un coin du garage, finalement heureux d’avoir l’aide efficace de la gouvernante.
Il soulève le sac de sable pour le suspendre, reprend son souffle.
— Ça a l’air lourd ! dit-elle.
— Pas loin de cinquante kilos.
— Y a quoi dedans ? Du sable ?
— Du sable dans le premier tiers, explique Luc. Le reste est rempli avec des morceaux de tissu et de la mousse.
— Pourquoi pas du sable dans tout le sac ? s’étonne Amanda.
— Trop dur ! On risquerait des fractures.
— Oh, je vois…
Curieuse, Amanda continue de poser mille et une questions sur l’usage de chaque objet.
Au bout d’une heure, la « salle » d’entraînement est prête.
Maud vérifie sa coiffure et sa tenue devant le grand miroir du dressing. Une petite tunique blanche à dentelle et manches courtes, un short en jean. Une tresse qui lui descend jusqu’à la cambrure des reins. Elle a camouflé ses hématomes sous du fond de teint, passé un peu de brillant sur ses lèvres.
Avant de quitter la chambre, elle dépose un baiser sur la tête du bouddha géant qui trône près de la fenêtre.
— Souhaite-moi bonne chance, mon gros, murmure-t-elle. Porte-moi bonheur !
Elle descend le grand escalier et traverse la maison silencieuse. En milieu d’après-midi, Amanda regagne souvent son appartement pour des moments qui n’appartiennent qu’à elle. Maud n’est donc pas surprise de trouver le rez-de-chaussée désert. Charlotte est sans doute en train de se faire bronzer sur une plage privée, un cocktail à la main et un barman dans le viseur.
Lamentable.
Maud sort par la cuisine et longe la piscine. Une tombe qu’elle doit supporter de voir chaque jour.
Une torture comme une autre.
Une punition comme une autre.
Qu’elle endure depuis dix-sept longues années.
Après avoir contourné la maison, elle se dirige directement vers la dépendance. À chacun de ses pas, son cœur accélère encore. Pourtant, elle a bien appris sa leçon, répété sa partition. Chaque mot, chaque intonation, chaque regard ou sourire.
Son plan est simple : proposer à Luc un coup de main pour installer sa salle de gym.
Sa tristesse s’est envolée, comme par magie. Décidément, l’amour lui joue de drôles de tours. Jamais elle n’avait connu pareil chamboulement.
Elle frappe doucement à la porte du studio et attend patiemment. En vain.
C’est alors qu’elle entend des voix qui proviennent du garage dont la porte est levée. Quand elle pénètre dans le sous-sol, ses yeux mettent quelques secondes à s’habituer à la pénombre. Plus elle s’approche du fond, plus son visage se décompose.
Luc tient Amanda dans ses bras. Visiblement, il lui donne un cours très particulier de self-défense.
Posté dans le dos de la gouvernante, ou plutôt collé à elle, il guide son bras droit pour lui apprendre à donner un coup de poing.
Maud reste figée à son poste d’observation de longues secondes. Luc glisse quelque chose à l’oreille d’Amanda, elle éclate de rire.
Maud a l’impression qu’on vient de lui enfoncer une lame aiguisée dans la nuque. Son corps est paralysé pendant un instant. Puis une fureur inattendue la submerge.
Une vague immense, sorte de raz de marée.
— Je vous dérange ?
Elle aurait dû partir sur la pointe des pieds. Aurait dû se contenir.
Luc et Amanda se retournent en même temps et s’écartent naturellement l’un de l’autre.
— Non, pas du tout, assure la gouvernante. Luc est en train de m’apprendre à me défendre ! Viens, c’est drôle, tu vas voir !
Luc ne dit rien. Il se contente de dévisager la jeune femme qui les foudroie du regard.
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