Marianne dormait à poings fermés. Même le brouhaha des détenues partant en promenade ne l’avait pas réveillée. Elle pouvait se laisser aller, Solange étant rentrée chez elle.
Daniel s’était faufilé dans sa cellule, profitant que filles et matonnes soient dehors. Il la contemplait, assis par terre, près du lit. Elle lui tournait le dos, avait relégué draps et couverture au pied du matelas. Il la fixait, avec une furieuse envie de s’allonger à côté d’elle, de la serrer contre lui. Elle s’éveilla.
— T’es là ? s’étonna-t-elle d’une voix enrouée. Quelle heure il est ?
— Quatre heures et quelques…
— Ça y est, ils viennent me chercher pour l’hosto ?
— Pas encore, ma belle… Tu partiras vers dix-huit heures. Je voulais seulement voir si tu allais bien…
— J’ai mal partout…
Elle referma les yeux, il tendit son bras et amarra sa main dans la sienne.
— Viens près de moi…
Il s’installa, en équilibre sur le rebord du matelas. Elle se redressa, se cala contre lui.
— Marianne… Je m’excuse pour ce matin. J’aurais dû m’y prendre autrement pour t’inciter à parler… Je suis parfois un peu…
— C’est oublié, prétendit-elle. Je m’inquiète de la suite mais…
— Elle ne te touchera plus ! Je te le promets…
— Qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Je… Je lui ai foutu la tête dans la cuvette des chiottes !
Il lui raconta en détail le traitement infligé à Solange, la menace d’embaucher des pointeurs pour s’occuper d’elle, le portable récupéré.
— On craint plus rien, alors ?
— Elle a peut-être des doubles… Mais je l’ai tellement terrorisée qu’elle va se calmer !
— Tu as pris des risques, Daniel… pour moi, ajouta-t-elle avec émotion.
— Oui… Je veux pas qu’on te blesse, Marianne…
Elle se rendormit contre lui, il resta jusqu’à ce que les surveillantes ordonnent le retour en cellule. Il fallait se séparer d’elle. Maintenant et pour plusieurs jours. Ça faisait drôlement mal. Il la laissa se rallonger doucement, elle gémissait dans son sommeil d’être ainsi abandonnée. Il l’embrassa sur le front, remonta les draps.
— Dors bien, ma belle…
Il la regarda encore quelques secondes. Soudain, un flash lui traversa l’esprit.
L’aider à s’évader de cet enfer. Détruire ma vie pour elle.
Mais il retomba immédiatement dans la dure réalité. Accablé d’impuissance. Triste comme la pluie qui tombait. Entendant les filles monter l’escalier, il s’éclipsa sur la pointe des pieds.
Lundi 27 juin — Cellule 119 — 23 h 40
Marianne n’arrivait pas à dormir. Elle était revenue de l’hôpital la veille au soir, après trois jours particulièrement éprouvants. Le transfert, d’abord. Enchaînée comme un animal. Arrivée aux urgences, pieds et poings liés, sous le regard horrifié des honnêtes gens. Les détenus étaient rarement bien accueillis dans les temples de la santé publique. Mais là, elle était tombée sur un médecin particulièrement odieux qui lui avait montré combien une taularde n’était rien. Une sorte de sous-espèce humaine. Un être inférieur qui ne méritait aucun égard.
Elle consulta son nouveau réveil, trouvé sur la table à son retour. Un cadeau de Daniel, bien sûr. Une attention qui lui avait réchauffé le cœur. Un affichage vert ; dans la pénombre, c’était encore plus joli et plus reposant que le rouge. Et puis il faisait radio, le comble du luxe !
Viendrait-il cette nuit ? Elle n’était pas en état de lui offrir grand-chose. Pendant ces quelques jours de séparation, elle n’avait cessé de penser à lui. Mais il ne lui avait pas rendu visite, aujourd’hui. Cruelle déception…
Elle s’était sentie abandonnée tout au long de la journée. Pourtant, malgré la rancœur, elle avait envie de son visage, de son sourire, de ses yeux. De ses mains. Envie de l’avoir près d’elle, tout simplement.
Un autre homme occupait son esprit : le flic du parloir, le commissaire Francky comme elle l’avait surnommé dans son petit monde secret. Plus que deux jours à attendre. Un frisson la parcourut tout le long du dos. Dommage, je ne serai pas très en forme. Mais tant que je peux causer…
La première ronde anima l’étage. La trappe s’ouvrit, la lumière s’alluma.
— Ça va mademoiselle de Gréville ? vérifia Monique.
— Oui, merci surveillante…
— Je vous souhaite une bonne nuit. N’hésitez pas à m’appeler si besoin…
— Promis !
La gardienne referma le judas, la pénombre s’abattit de nouveau sur la cellule. Marianne leva les yeux vers le lit inoccupé. Sa gorge se noua. Emma, tu me manques. Elle commençait à s’agiter. Dans un quart d’heure, Delbec irait se coucher. Il aurait alors le champ libre pour la rejoindre.
Tu parles ! Ça ne l’intéresse pas dans l’état où je suis ! Si c’était juste pour être avec moi, il se serait manifesté avant la nuit. Seulement pour vérifier que j’allais mieux. Il avait déposé les cigarettes pendant son absence. N’avait donc aucune raison de la retrouver. Si. Se faire payer. Elle fuma une clope sous la fenêtre. Pourquoi était-elle si nerveuse ?
Seulement trois jours loin de lui et déjà, il m’a oubliée ! Elle réalisa qu’elle lui en voulait à mort de ne pas être venu prendre des nouvelles. Addiction supplémentaire. Après la blanche, le bleu…
S’il vient ce soir, je le paierai. Même s’il ne demande rien. Parce que s’il vient, ce sera pour ça. Se faire payer.
L’approche d’un train la détourna de ses ressentiments. Elle monta à la va-vite sur la chaise. Un coup de frein puissant avant d’amorcer le virage, juste au début de la prison. Acier contre acier, étincelles garanties. Marianne eut de la chance ; un TGV duplex. Elle ne perdit pas une miette du défilé des fenêtres éclairées, carrés de lumière déformés par la vitesse. Profils d’humains en liberté, morceaux de vie du dehors. Jusqu’à ce que le convoi eût dépassé les enceintes. Elle redescendit sur le plancher, poussa un petit cri. Toujours mal entre les jambes. Et partout ailleurs. Mais la blessure ne saignait plus. Le charcutier de l’hôpital avait au moins servi à ça. Elle se rallongea, ferma les yeux pour poursuivre le voyage. Elle avait cru discerner des visages dans ce train. Un homme qui avait tourné la tête vers la maison d’arrêt. Leurs regards s’étaient croisés, un centième de seconde. Pure imagination. Il n’avait pu l’apercevoir. Tant pis, ça lui plaisait de le croire.
Par bonheur, un second train vint la cajoler, dans l’autre sens.
Plongeon dans les labyrinthes de sa mémoire. Bon ou mauvais souvenir ?
… Lundi soir. Il pleut comme vache qui pisse. À la fin de l’été, les soirées sont fraîches, déjà. Marianne grelotte sous la fenêtre ouverte. Pourtant, elle a enfilé son gilet en fausse laine, troué de partout. Lundi soir, elle attend son ennemi. Bientôt deux mois que, chaque lundi, elle l’attend. Qu’elle finit ses dernières cigarettes en l’attendant. Elle s’est habituée, ne vomit plus lorsqu’il s’en va. Il est un peu brutal, toujours. Il lui montre bien qui des deux détient les clefs. Le pouvoir. Et, si la nausée est partie, l’humiliation, elle, est toujours là. Un coup de poignard dans le ventre. Une déchirure. Mais ce soir, ce sera différent. Ce soir, ce sera mieux et pire à la fois.
Mieux, parce qu’elle a réussi à le décider pour la came. Deux doses d’héroïne par semaine, quatre injections. Elle est fébrile. Elle va retrouver les sensations magiques, les voyages qui lui manquent si cruellement. Une porte de sortie, une issue de secours pour les moments les plus durs. Quand le désespoir joue avec ses nerfs. Il a fallu négocier les conditions. Ça lui coûtera cher.
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