— Comment peux-tu dire ça, Marianne ? Ta vie n’a donc aucune importance ?
— Il y a longtemps que je n’ai plus de vie… Plus d’importance, non plus…
Il posa sa main sur sa nuque, elle s’éloigna immédiatement de lui.
— Maintenant, il y a une vie qui t’attend… Et pour moi, c’est important.
— Pourquoi tu continues à me mentir, Franck ? murmura-t-elle. Je le ferai pour Daniel… Tu peux me dire la vérité, maintenant… Ça ne changera rien.
Il la força à tourner la tête, braqua ses yeux au fond des siens. Elle sonda les émeraudes. Un tressaillement la secoua des orteils jusqu’à la racine des cheveux. Non, il ne mentait pas.
La vie devant moi.
Avant, ce qui l’effrayait dans l’obscurité, c’était de ne plus avoir d’avenir. Mais, en cette seconde, cette vaste étendue qui s’offrait à elle la terrorisait encore davantage.
— Une vie de cavale ? Avec la peur au ventre ? À regarder sans cesse derrière moi ?
— C’est mieux que de regarder au travers des barreaux, non ? Et puis nous avons tout organisé pour ta fuite… Les papiers seront plus vrais que nature, tu auras assez d’argent pour redémarrer ailleurs.
— Mais… Où je vais aller ? Je… Je ne connais même pas mon pays… Je vais être perdue… Je serai seule, à l’étranger… Seule au monde…
— Tu as toujours été seule au monde, Marianne.
— Non… Pendant quatre ans, j’ai été assistée ! Dans une cellule de 9 m², avec trois repas par jour. Je n’ai jamais travaillé, je ne sais rien faire de mes mains… À part frapper et tuer…
Elle contemplait ses mains, justement. Il avait envie de les prendre dans les siennes.
— Tu apprendras. Tu es intelligente, tu as de l’instinct… De la sensibilité, aussi. Et une force impressionnante… Des qualités que beaucoup n’ont pas. Tu trouveras ton chemin, j’en suis certain.
— J’ai la trouille…
— Je… Je serai toujours là pour toi, Marianne. Je te laisserai un numéro où me joindre. Juste un numéro… Et si tu as besoin de moi…
— Tu dis ça pour me rassurer !
— Non… J’ai beaucoup de défauts, mais je n’ai pas pour habitude de laisser tomber les gens. Je ne t’abandonnerai pas. Pourtant, je suis sûr que tu ne m’appelleras jamais… Tu partiras et je n’entendrai plus jamais parler de toi.
Elle chassa ses larmes d’un geste machinal.
— Il faudra juste que je vive avec le poids de ce que je m’apprête à commettre. Et là, personne pourra m’aider…
— Tu avais déjà un poids à porter… Il sera plus lourd désormais. Mais tu le supporteras.
Il réchauffait son cœur entre ses mains, déclenchait ce drôle de carambolage dans sa chair. Haine, aversion, peur. Attirance, trouble, émotion. Elle l’entendait encore menacer Daniel. Mais elle n’avait personne d’autre à qui parler ce soir. Personne d’autre pour la réconforter avant le grand plongeon dans l’horreur. Le seul qui lui avait promis un jour la liberté. Son bourreau et son sauveur. Comme Daniel avait été son geôlier et son amant. Aimait-elle à ce point les contradictions ?
— Qui t’a blessé, Franck ? murmura-t-elle soudain.
— Personne, Marianne…
— Je le sens, pourtant. On a souffert tous les deux… On a fait du mal, tous les deux… Des trucs qui saignent dedans, ça s’arrête jamais… Tu as peur que je tente encore quelque chose, Franck ?
— Non… Je crois que tu ne feras plus rien, maintenant.
— Alors, détache-moi. C’est peut-être ma dernière nuit, je voudrais pas la passer enchaînée à un lit.
Il hésita un instant puis finit par la délivrer. Il s’était agenouillé face à elle, fesses sur talons.
— Tu devrais dormir.
— Je ne dormirai pas et toi non plus…
— Tu veux que je reste ?
— Non. C’est Daniel que je voudrais près de moi… Tu peux pas savoir comme il me manque…
— Je… Je t’ai entendue, ce matin. C’était beau. Tellement bouleversant… Ces mots, pour lui… Il a de la chance, beaucoup de chance. D’être aimé par toi…
Mais il est mort. D’amour.
Il essaya de se contenir. Il avait envie de pleurer, soudain. Il inspira à fond. Tenta de chasser cet homme de ses pensées. De refouler au plus profond de lui cet ignoble mensonge.
— Hier soir… Mon cauchemar… J’ai cru qu’il était mort… J’ai eu si peur ! Ça me tuerait s’il lui arrivait quelque chose.
Il serra les mâchoires jusqu’à s’infliger une violente douleur. Puis trouva la force de lui parler à nouveau. Il ne pouvait plus la sauver, désormais. Ne pouvait plus reculer.
— Je suis obligé, Marianne… Ces menaces… je n’ai pas le choix.
— J’ai pas envie qu’on parle de ça. Je n’ai plus envie qu’on parle.
Il était resté avec elle, finalement. Elle avait fini par s’endormir, blottie contre lui. Lui qui n’avait pas fermé l’œil. Les cristaux verts ne leur laissaient aucun répit. Il aurait tant voulu que le temps se suspende pourtant, qu’il n’y ait pas de suite. Mais l’heure était venue. Cruelle. Parce que le temps est incorruptible.
Il se leva sans la réveiller. L’eau brûlante de la douche ne lui procura aucune détente. Il retourna dans sa chambre se changer et prendre les armes. Il chargea à bloc la gueule du Glock. Mit son 357 à sa ceinture.
Laurent apparut. Déjà prêt. Toujours ponctuel.
— Salut… T’as pu dormir ?
— Non.
— T’as passé la nuit avec Marianne, c’est ça ? Tu n’aurais pas dû coucher avec elle, Franck.
Le capitaine s’assit sur le lit, tandis que son ami finissait de charger l’arme de Philippe.
— J’arrive pas bien à comprendre. Elle devrait te détester, pourtant.
— C’est le cas.
— Alors, pourquoi… ?
— J’en sais rien. C’est un peu compliqué… Mais cette nuit, il ne s’est rien passé, si ça peut te rassurer. Va réveiller Philippe, s’il te plaît. Je vais chercher Marianne… Sors le fourgon, en attendant.
Il caressa son visage. Elle ouvrit les yeux. Lui donna un petit sourire, tendre, désarmé. Elle n’avait pas encore réalisé.
— C’est l’heure, Marianne…
Une frayeur intense piégea son regard. Elle se redressa d’un bond, se mit à trembler.
— Je veux pas y aller !
— Calme-toi… Je serai près de toi.
Il lui accorda quelques minutes pour réunir ses forces. Pour trouver la force, lui aussi. De l’emmener sur ces chemins terrifiants. Peut-être à l’abattoir.
Elle cessa de frissonner. Puisa au fond de ses ressources pour affronter l’inévitable. Il la laissa se doucher, s’habiller, passer une genouillère autour de sa rotule capricieuse.
— Je voudrais récupérer mon réveil, préparer mon sac…
— Tu auras tout le temps. Après. Pas maintenant.
Il accrocha un étui à sa ceinture afin qu’elle puisse y loger son arme. Plus tard.
*
Elle avait fumé cigarette sur cigarette. Laurent au volant, comme toujours. Philippe, juste à côté. Elle et Franck, à l’arrière du fourgon.
— Répète-moi le numéro de téléphone pour me joindre, ordonna le commissaire.
— 06.75.83.20.11… 06.75.83.20.11.
— OK. Le code pour neutraliser l’alarme ?
— 13.11.52… Et l’arme ?
Il sortit le Glock de son sac. Lui montra comment y adjoindre le silencieux.
— Je te le donnerai au dernier moment.
— T’as peur que je te braque ?
— Je te le donnerai au dernier moment, répéta-t-il. Il y a un chargeur plein. Soit seize balles calibre 45. C’est du gros. Ça peut faire un trou de la taille d’une soucoupe dans un mur.
Elle imagina la tête du procureur. Ce qu’il en resterait après…
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