On aurait dit une gamine au pied d’un sapin de Noël. Ils prirent la direction du quartier d’isolement.
— C’est fou ! dit Ludo en ouvrant la première grille.
— Je savais que Marianne ne resterait pas les bras croisés… J’ai remis la lettre au juge ce matin. J’ai filé une copie à deux journalistes… Et une à son avocat… Tout le monde sera au courant dès demain matin ! Il sera dehors dans quelques jours ! Enfin, je l’espère !
Justine avait dû patienter jusqu’en début de soirée, que Portier quitte son service. Il était vingt et une heures, la prison était calme. À part les télés qui beuglaient dans les cellules. Ils atteignirent enfin les quartiers des DPS où était enfermé Daniel. Cellule 213, Ludo ouvrit la porte.
— Chef ! Vous allez passer une excellente soirée !
Il resta planté devant la porte. Justine le bouscula un peu, pressée d’annoncer la bonne nouvelle.
— Daniel ! Marianne ne t’a pas oublié ! Elle a…
Elle se figea à son tour. Laissa tomber la lettre qui flotta doucement jusqu’au sol. Et poussa un hurlement qui résonna jusque dans les entrailles du bâtiment. Qui fit trembler les miradors.
Marianne dormait déjà. Recroquevillée au bord du lit. Serrant fort son oreiller. En proie à d’invisibles tourments. Poussant de longues plaintes déchirantes. Elle venait de tomber dans l’eau. Aspirée vers la mort, elle se noyait, n’arrivait plus à respirer. Plus elle bougeait, plus elle s’enfonçait dans les profondeurs d’une eau tiède. Et rouge…
La fenêtre ouverte laissait entrer la quiétude d’une belle soirée d’été. Un courant d’air chassa la lettre dans la coursive. Le néon du lavabo éclairait la scène d’une lumière blafarde. Comme son visage. Une étoile pour veiller sur lui. Pour le guider sur le chemin des ténèbres. Celui qu’il avait choisi. Celui de l’oubli.
Elle s’avança, les mains devant son visage. Pour que l’horreur ne lui saute pas aux yeux. Elle tremblait comme une feuille décharnée. Les sanglots lui ouvrirent la poitrine. Bloquèrent sa respiration. Elle tomba à genoux dans la mare écarlate. Se força à regarder le corps qui avait été celui d’un homme. D’un ami. Main droite sur la poitrine. Bras gauche qui pendait hors du lit. Ses doigts touchaient le sol. Baignant dans son propre sang. Poignet cisaillé sur cinq centimètres. Sourire éternel.
Justine approcha une main vacillante vers sa tête. Descendit lentement jusqu’à la carotide. Immobile. Tout s’était figé à l’intérieur.
— Il a laissé une lettre, murmura Ludo.
Justine s’était cassée en deux, cherchant comment respirer. Comment survivre.
Une heure. À peine une heure trop tard. Une heure pour une vie. Comment survivre à ça ?
Franck sursauta. Un hurlement venait de lui glacer le sang. Il quitta sa chambre, se rua vers celle de Marianne. Assise sur son lit, les yeux exorbités, le souffle éteint, une frayeur immense déformait son visage. Comme si un monstre se dressait face à elle. Puis elle fondit soudain en larmes. Tâtonna de sa main libre vers le néant. Comme si elle cherchait à atteindre ou rattraper quelque chose. Ou quelqu’un.
Il la serra contre lui, aussi fort qu’il pouvait.
— C’est rien, Marianne, murmura-t-il. Tu as fait un cauchemar…
Elle hurla à nouveau.
— C’est fini, répéta-t-il doucement.
Que mes enfants me pardonnent un jour. Que tous ceux qui m’aiment me pardonnent.
Je suis coupable d’avoir aimé une femme. D’avoir aimé tout d’elle. Son rire, ses pleurs, son sourire, ses yeux. Sa force, sa fierté, sa folie.
Ses mains de criminelle.
Oui, je suis coupable de ça. Et de rien d’autre. Non, rien d’autre.
J’ai connu un bonheur que beaucoup ignorent. J’ai eu cette chance, je n’ai aucun regret.
Mais ne jamais la revoir, l’idée m’est insupportable.
Si l’enfer existe ailleurs qu’ici, je l’y attendrai.
Mardi 12 juillet
Il dormait profondément, à même le parquet, recroquevillé dans l’angle de la pièce. Ange gardien qui ressemblait à un félin replié sur lui-même. Les griffes rétractées. Inoffensif.
Elle, par contre, n’avait pu trouver le repos. Nuit blanche. Noire. Rouge.
Elle regarda le jour se lever sans trop y croire. Cette pénombre d’horreur n’était donc pas éternelle…
Les débris de son cauchemar flottaient dans son cerveau comme ceux de l’avion après le crash au milieu de l’océan. Cette eau tiède et rouge, aussi épaisse que du sang, qui avait envahi chaque faille de son être jusqu’à l’étouffer… Et ce grand vide. Dans sa tête, dans son ventre. Vide cruel et inexplicable…
Elle se mit à murmurer une longue déclaration à l’absent. Remuant à peine les lèvres, elle pria d’une voix douloureuse, presque imperceptible.
— Tu me manques, mon amour. Tu me manques tellement… Tes yeux, tes bras… ta voix, tes mains. Ça me rend dingue, ça m’empêche de dormir. Que vaut la liberté sans toi ? Si c’est pour m’enfermer dans le manque de toi ? Non, je n’abandonnerai pas. Aujourd’hui ou demain, tu seras libre. Tu l’es peut-être déjà. Moi, je le serai bientôt. Je t’appellerai et tu viendras… Je sais que tu viendras. On commencera une nouvelle vie ailleurs, celle dont on avait rêvé quand on se retrouvait comme deux hors-la-loi au fond de ma cellule. Celle qu’on ne s’est jamais dite. De toute façon, les mots, ça vaut rien. Rien n’est plus fort que ce qu’on ressent l’un pour l’autre. Rien ne nous empêchera de nous retrouver. Rien, jamais, mon amour. Je briserai tous les obstacles comme toi tu as brisé tous les interdits. Toi qui as su me voir, m’aimer. Me trouver, derrière le monstre que tout le monde rejette. À toi seul j’appartiens…
Elle tourna la tête, trébucha sur les émeraudes qui brillaient au petit matin.
*
L’ivresse de la douleur ne l’avait pas assommée.
Seule dans le bureau de Daniel, sur son lit défoncé, elle pensait à lui. Avec un regret meurtrier.
Il restait encore un paquet de cigarettes entamé sur la table en formica. Tous ses dossiers, sa tasse de café. Son empreinte de géant. Partout. Et un livre. L’Église Verte .
La justice ne vaut rien. Et moi, je garde ses prisonniers. Je me suis trompée depuis le début. Seuls comptent les sentiments. Ce sont eux, les maîtres de tout. Marianne, ne reviens jamais. Il est mort pour toi, à cause de toi. Parce que tu l’as quitté. Alors, reste libre. Fais au moins ça pour lui.
Au milieu du chaos et des larmes, Justine perçut une voix familière. Solange qui parlait au téléphone, dans le bureau voisin. Un éclair déchira sa tête. Une évidence pulvérisa son cœur.
C’était elle, la coupable. Une coupable qui jamais ne paierait. Parce que la justice ne vaut rien.
*
Franck préparait le petit-déjeuner de Marianne. Il avait du mal à contenir son émotion. Après ce qu’il venait d’entendre… Les quelques mots saisis au milieu de la complainte lui avaient retourné le cœur. Elle aimait cet homme. À en mourir. Il trouvait cela si beau. Ça lui faisait pourtant si mal.
Simple jalousie de ne plus être aimé ainsi. De ne peut-être l’avoir jamais été. Sentiment ridicule. Un maton contre un flic d’élite. Pourquoi lui ? Et pas moi ? Pourtant, il n’aimait pas Marianne. Alors, quelle importance ?
Laurent déboula dans la cuisine avec une mine sombre. Il balança le journal sur la table.
— Ils ont publié la lettre, annonça-t-il.
— C’est plutôt une bonne nouvelle ! Alors pourquoi tu tires la gueule ?
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