Laurent se servit un nouveau café. Le commissaire cessa de tourner la cuiller dans le sien.
— Comment peut-on chialer aussi longtemps ? dit Franck d’un air songeur. Ça dure depuis quarante-huit heures…
— Ce qui est inquiétant, c’est qu’elle ne mange pas, fit remarquer le lieutenant. Elle n’a rien avalé depuis plus de deux jours… Tu crois qu’elle a l’intention de mourir de faim ?
Franck piqua une Marlboro à son adjoint. Il n’avait jamais autant fumé de sa vie.
— Si elle continue comme ça, rétorqua Laurent, elle ne sera pas en état d’accomplir le boulot… Le jour approche et elle ne tient même plus sur ses jambes.
— Elle va vite se rétablir, assura Franck. Je vais lui faire un petit cadeau, ça va lui remonter le moral.
Ses équipiers le dévisagèrent d’un air méfiant.
— Je vais sortir son mec de taule. Ça devrait suffire pour qu’elle s’arrête de chialer et qu’elle retrouve goût à la nourriture… Non ?
Le capitaine manqua de tomber de sa chaise.
— Qu’est-ce que tu dis ? T’es devenu fou, ma parole !
— Mais non ! Rassure-toi ! Mes facultés mentales sont encore entières !
Il posa du café et des biscuits sur le plateau.
— Je monte la voir…
— Attends ! ordonna Laurent. Tu peux nous expliquer ce que tu manigances ?
Allongée sur le côté, le bras droit vissé au lit par les menottes, Marianne n’avait que la solitude à qui parler. Elle essayait de se rassurer. Si elle obéissait, Daniel ne deviendrait pas la proie du commissaire. Mais il resterait quand même en prison. Deux jours qu’elle ressassait le même refrain. Qu’elle coulait doucement vers les abîmes. Tout juste si elle s’en rendait compte.
Il est en taule à cause de moi. Et il va y rester. Peut-être de longues années.
Idée insupportable, qui lui pressait le cœur comme un fruit trop mûr, jusqu’à en extraire la substance. Liquide en fusion qui se répandait dans tout le corps. Et sortait sans discontinuer de ses yeux ravagés, comme brûlés par un acide. Ça enflammait son visage, ça se déversait sur l’oreiller. Ça refusait de s’arrêter.
Des pas résonnèrent dans le couloir. La clef tourna dans la serrure.
Pourquoi s’acharnaient-ils à fermer alors qu’elle était attachée au pieu ? Alors qu’elle avait tout juste la force de bouger ?
Depuis la veille, c’était Philippe qui s’occupait d’elle. Qui apportait les repas, les ramenait sans qu’elle les ait touchés. Patron invisible depuis le mardi soir. Était-il parti s’offrir une cure de repos pour calmer ses nerfs ?
La porte s’ouvrit, Franck apparut. Il était donc toujours dans les lieux. Dommage. Il ne lui avait pas manqué. Il posa le plateau sur le chevet, la détacha, la dévisagea quelques secondes. Elle était défigurée. Plus par les larmes que par les coups, finalement. Un masque terrifiant. Un masque de mort.
— Tu vas t’arrêter de pleurer un jour ? demanda-t-il un peu rudement. Je t’ai apporté du café… Et quelques trucs sympas.
— J’ai pas faim.
— Tu n’as rien avalé depuis deux jours… Tu as forcément faim.
Elle essuya encore son visage. Sa peau était si sensible que ça lui fit mal.
— Je peux aller dans la salle de bains ?
Autant profiter d’une visite pour casser l’ankylose. Il hocha la tête. L’état de son genou avait empiré. Elle fit deux pas avant de s’appuyer au mur. Continua malgré la douleur. Malgré le vertige, aussi. Face à son reflet au-dessus du lavabo, elle eut un mouvement de recul. Elle but quelques gorgées d’eau et revint dans la chambre. Là, le décor entra en transe, elle ne se sentit même pas glisser, rouvrit les yeux sur le parquet. Y remarqua une fine couche de poussière que trahissait un rayon de soleil. Faudrait faire le ménage, dans cette piaule…
Franck la ramena jusqu’au lit et la laissa reprendre ses esprits. Adossée aux barreaux métalliques, elle avait le regard paumé. Et mouillé.
— Mange, répéta le commissaire.
Elle pleurait toujours. Incroyable qu’un corps puisse contenir autant de larmes. Autant d’eau et de sel. Il lui amena son paquet de Camel. En fuma une avec elle.
— Je ne veux pas que tu dépérisses… Il faut que tu sois d’attaque dans quelques jours. N’oublie pas le contrat, Marianne…
— Je le ferai, ne vous inquiétez pas…
— Ah oui ? Si tu continues comme ça, tu risques pas d’avoir la force d’y arriver !
Elle ne prit pas la peine de le contredire.
— Je te propose un deal, ajouta-t-il. Je vais faire un geste, à condition que tu me promettes d’en faire un. J’ai un peu réfléchi, depuis notre discussion d’avant-hier…
Discussion ? Curieuse manière de discuter ! Ses papilles n’étaient pas prêtes d’oublier le goût du 357.
— Je vais t’aider à sortir ton mec de taule… Mais en échange, tu arrêtes de chialer et tu recommences à manger.
— Faire sortir Daniel ? Mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous lui voulez ?
— Rien… Pour le moment, je n’ai aucune raison de m’attaquer à lui. Et tu ne vas pas m’en donner une, n’est-ce pas Marianne ?
— Non… Vous voulez vraiment l’aider à sortir ?
— Oui. Tu vas écrire une lettre au juge d’instruction qui suit son affaire. Tu vas lui expliquer que ce n’est pas lui qui t’a aidée, que tu avais un autre complice. Ainsi, il le libérera…
L’espoir explosa dans les yeux de Marianne.
— On va l’écrire ensemble, si tu veux… Il faut juste trouver quel juge s’occupe de l’affaire. Et puis il faudra voir d’où on expédie la lettre. On ne peut pas la poster des alentours, j’y tiens pas beaucoup.
— Et… Et si on la déposait chez Justine… ? C’est une gardienne de S. Je connais son adresse. Si on mettait la lettre dans sa boîte ? Elle aime bien Daniel et… Elle m’aimait bien, moi aussi. Elle doit savoir qui est le juge et elle fera suivre, c’est certain.
— Pourquoi pas…
Marianne se remit à pleurer. Il soupira, elle essuya ses joues, y laissa une marque rouge supplémentaire.
— C’est pas des blagues, hein ? Vous remettrez vraiment cette lettre ?
— Je t’en donne ma parole. Mais que les choses soient bien claires : je fais ça pour que tu cesses de te ronger les sangs, ça ne change rien à notre contrat. Et ce n’est pas parce que ton ami sera dehors qu’il sera en sécurité. Si tu désobéis, je pourrai toujours aller le chercher et…
— Je ferai le boulot, coupa Marianne. Exactement ce que vous me demanderez…
— Je m’en doutais… Je vais chercher de quoi écrire.
Il disparut un moment, elle reprit sa respiration. Ouvrit un large sourire sur son visage. Poussa une sorte de cri de victoire. J’ai réussi, mon amour ! Tu vas enfin sortir !
Franck fut rapidement de retour avec un bloc-notes et un stylo.
Il remplit deux tasses de café, s’assit sur le bureau, les fesses à côté du bloc. Marianne triturait son stylo, regardait la feuille avec une sorte d’angoisse.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je… J’ai pas écrit depuis quatre ans… Je crois que je sais plus !
Il rigola franchement.
— C’est pas drôle ! s’indigna-t-elle d’un air vexé.
— On commence par un brouillon…
— Vous voulez pas me dicter ?
— Si tu veux… Bois ton café, d’abord. Et mange un peu… Avant de tourner encore de l’œil.
Elle s’exécuta, docile comme jamais. Retrouva non sans plaisir le goût sucré dans sa bouche. Ça effaçait un peu celui du métal.
— On va donc écrire à cette Justine… Tu la tutoies ou tu la vouvoies ?
— Je lui dis tu…
— Finalement, tu avais plutôt de bonnes relations avec les matons !
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