— Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda-t-il soudain. Tu es si près de la liberté, Marianne… Pourquoi vouloir tout gâcher ?
— Foutez-moi la paix… J’ai pas envie de parler.
Il changea de stratégie. Induire la réponse.
— C’est à cause de… De ce que je t’ai infligé hier ?
— C’est pas ma première journée au cachot !
— Je voulais t’effrayer… C’était un dernier avertissement pour que tu cesses les conneries… J’espère que tu as compris ce qui t’attend si tu essaies encore de me rouler ?
— Me faire peur ? Au cas où tu l’oublierais, je viens de passer quatre ans en taule… Et t’imagines même pas tout ce que j’ai pu subir là-bas. À côté de ça, ces quelques heures dans ce truc, c’était vraiment de la gnognotte ! Un sauna gratos…
Il mordit dans un croissant, revint à l’attaque.
— Ça ne me dit pas pourquoi tu as essayé de mourir hier soir… C’est à cause de Didier ?
Elle ne répondait toujours pas. Pourtant, il sentit qu’il avait soulevé la bonne pierre.
— Tu sais… Tu ne l’as pas tué. Il n’est pas mort. Il est rentré chez lui. Je l’ai viré.
Elle le considéra enfin. Avec stupéfaction, d’abord. Avec rage, ensuite.
— Mais… Pourquoi vous…
— Pour te faire peur. Te persuader qu’on allait réellement te laisser crever dans ce trou… Mais il faut que tu piges que c’était vraiment le dernier avertissement. Il n’y en aura pas d’autre.
Elle se leva. Il soutenait ses regards de haine. Avec aplomb.
Elle détendit ses nerfs avec quelques pas. Se figea soudain près du vaisselier. Elle venait d’apercevoir Daniel en première page d’un quotidien qui traînait sur le meuble. Non, impossible… Ça ne peut pas être Daniel…
Elle déplia le journal, Franck eut l’idée de le lui arracher des mains. Trop tard. Elle avait déjà lu le titre. Autant essayer d’enlever un os à un pitbull affamé ! Il maudit Laurent en silence. Il lui avait pourtant dit de jeter ça à la poubelle ! Le visage de Marianne se décomposait ligne après ligne. Mot après mot. Ses lèvres articulaient le texte en silence.
Un gardien de prison mis en examen pour complicité dans l’évasion de Marianne de Gréville… L’homme, âgé de trente-neuf ans, premier surveillant au quartier des femmes de la maison d’arrêt de S., a avoué avoir aidé la détenue à s’enfuir de l’hôpital. Il lui aurait fourni une arme et les enquêteurs pensent même qu’il saurait où elle se cache mais qu’il se refuserait à le dire… Le mobile de son acte serait tout simplement l’amour qu’il porte à cette détenue de presque vingt ans sa cadette… La jeune femme, une criminelle coupable de quatre meurtres, dont deux commis pendant son incarcération, reste introuvable malgré l’impressionnant déploiement des forces de l’ordre. Le surveillant a été écroué à la maison d’arrêt de S., il risque une lourde peine de réclusion …
Les mains de Marianne se crispèrent sur la feuille. Ses lèvres tremblaient. Elle continuait à fixer la photo. Daniel, entre deux gendarmes, à la sortie du Palais de justice. Le commissaire tenta de lui confisquer le journal.
— Non ! murmura-t-elle en serrant le papier sur sa poitrine. Non…
Elle se laissa tomber sur la chaise, au moment où Laurent débarquait dans la cuisine. Il comprit immédiatement la situation. Marianne releva alors la date du Parisien .
— Vous le savez depuis hier et vous ne m’avez rien dit ? s’indigna-t-elle d’une voix tout juste audible.
Franck chercha la bonne réponse tout en fustigeant le capitaine de reproches silencieux.
— On a pensé que… On a pensé que ça t’inquiéterait pour rien.
— Pour rien ?
Pourquoi parlait-elle si doucement ? Un ruisseau qui n’allait pas tarder à se transformer en torrent furieux. Les deux hommes étaient prêts. Croyaient l’être, en tout cas.
— Écoute, reprit Franck, j’ignore ce que représente cet homme pour toi, mais…
— Tout.
Merde ! Il aurait préféré entendre autre chose. Du style rien. Que dalle. Je m’en fous .
— Ne t’inquiète pas… Ils vont finir par s’apercevoir qu’ils se sont trompés et le libérer.
Marianne fixait toujours le visage de Daniel en noir et blanc. Visage marqué, sous le choc, comme elle. Une épée en pleine poitrine, elle suffoquait, cherchait de l’air. Un coupable.
Elle leva les yeux sur Franck. Des iris à faire frémir Satan.
— C’est à cause de toi… À cause de vous…
— On pouvait pas deviner que tu couchais avec un surveillant ! dit Laurent en prenant un croissant. C’est pas très réglo, tout ça…
Le commissaire pâlit face à l’inconscience de son adjoint. Marianne se dressa d’un bond et sa chaise partit en arrière.
— Doucement ! pria Franck en reculant un peu. Reste calme, je t’en prie… Ça ne servira à rien.
Il s’attendait à ce qu’elle se jette sur lui mais elle fit volte-face et frappa Laurent en pleine tête. Un coup de poing qui ressemblait à un missile téléguidé. Il s’écroula d’un bloc, son crâne heurta violemment le carrelage. Il n’avait même pas eu le temps de lâcher son croissant. Franck marcha à reculons jusqu’à la porte tandis qu’elle avançait vers lui avec une armurerie au fond des yeux.
— Du calme ! répéta-t-il en tendant les mains devant lui.
Il aurait juste aimé avoir un tabouret et un fouet. Il sortit lentement de la pièce sans lui tourner le dos. Il vit arriver un coup de pied, ne parvint pas à l’arrêter et fut projeté contre une console en marbre avant de s’effondrer par terre, sonné. Marianne se mit à califourchon sur lui, plaquant ses genoux sur ses bras. Le privant ainsi de tout moyen de défense. Elle serra sa gorge.
— Je vais te crever, salaud !
Franck ne pouvait ni bouger, ni parler. Ni respirer. Une harpie aux serres puissantes comprimait sa trachée. Marianne ne voyait que du rouge, avec, au milieu, les yeux bleus de Daniel.
En accéléré, les moments forts de la vie de Franck défilèrent dans son cerveau tandis qu’il sentait peser sur son cœur le poids des rêves non réalisés. Mais au-dessus du sien, le visage de Marianne se modifia lentement. Elle relâcha un peu sa poigne meurtrière. Il s’engouffra dans la brèche avec un reste de voix.
— Mari… anne… Lâche… moi… Ne me… tue… pas…
Il devina l’hésitation dans les prunelles sombres. Un filet d’air revenait à ses poumons. Elle diminua encore un peu la pression. Mais ses mains étaient toujours autour de son cou. Prêtes à tuer.
Soudain, elle détecta une présence dans son dos, n’eut pas le temps de tourner la tête. Elle reçut un coup violent à l’arrière du crâne et tomba, inconsciente, sur le corps du commissaire.
Philippe venait de l’assommer avec le perroquet de l’entrée. Franck reprit une respiration complète, le gosier aussi plat qu’un billet de banque. Son jeune adjoint l’aida à se relever en poussant le poids inerte qui gisait sur lui. Puis ils se ruèrent dans la cuisine. Le capitaine était dans les vapes, du sang coulait de son nez mais Philippe entendit battre son cœur. Évanoui, mais vivant.
Franck porta une main à son larynx. L’air était toujours aussi rare dans ses poumons.
— Il… faut attacher Marianne avant… qu’elle…
— OK, j’y vais.
Philippe récupéra une paire de menottes dans le tiroir de la console et lui attacha les poignets tandis qu’elle commençait à revenir à elle. Puis ils transportèrent Laurent jusqu’au canapé. Un corps inerte qui pesait un âne mort. Il fallut le contenu entier d’une carafe pour que le capitaine ouvre enfin les yeux. Il grogna de douleur, porta les mains à son front. Marianne avait visé le nez, il souffrait le martyre. Il se mit à pleurer. La première fois que le commissaire voyait des larmes sur ce visage.
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