Puis ils avaient quitté l’agglomération pour emprunter des routes de campagne, avant de s’enfoncer dans une épaisse forêt à près de cent kilomètres heure. De quoi lui donner le vertige. Ce vertige qui l’avait prise à sa sortie de l’hôpital et ne l’avait plus quittée depuis. Ivresse face à tant d’espace, de vitesse. Plus de murs autour, plus de grilles. Pourtant la liberté, la vraie, avait été de courte durée. À peine quelques pas dehors.
Le portail électrique d’une propriété s’ouvrit lentement. La voiture s’engagea dans une allée bordée d’arbres centenaires, avant de stopper devant le perron d’une magnifique demeure. Marianne n’eut pas le temps d’admirer l’architecture ; Franck l’empoigna par un bras et l’emmena vers la maison. Aucun des flics n’avait ouvert la bouche. Ambiance électrique, tension palpable.
— Lâche-moi ! Je peux marcher toute seule…
— Ta gueule.
OK, il est très énervé. Parce que j’ai failli les avoir en beauté ! Normal qu’il n’apprécie pas… Mais ça tournait tellement dans sa tête, que Marianne perdit l’équilibre. Le commissaire l’empêcha de tomber et consentit à s’arrêter.
— Je… Je vais m’évanouir…
— C’est rien… C’est la liberté, ça va passer… Allez, amène-toi.
Il l’aida à monter les dernières marches et ils se retrouvèrent à l’intérieur. Le trio escorta Marianne dans une immense salle à manger. Cheminée, billard, salon en cuir, table ronde. Lustre à pampilles. Rien ne manquait. Franck alluma la lumière, tira les rideaux épais, bordeaux. Sinistres.
Le flic qui avait conduit la força à s’asseoir sur une chaise sculptée, du Henri II comme chez ses vieux. Marianne le reconnut enfin. Le fameux Laurent, celui qui lui avait filé son paquet de Marlboro au parloir. D’ailleurs, il en alluma une.
Quant au troisième, elle le voyait pour la première fois. Il lui fit penser à une fouine. Visage émacié, museau pointu, moustaches noires. Cheveux tondus au ras du crâne, ce qui accentuait encore l’impression de maigreur. Pas très grand, rachitique. Petits yeux noirs et perçants. Oui, une fouine. Sauf qu’une fouine, c’est plutôt sympathique. Une fouine antipathique, alors. Ça doit bien exister.
Ils s’assirent tous autour de la table, fixèrent Marianne. Elle pensa à l’Inquisition. Comprit qu’une fois de plus, ça allait chauffer pour son matricule.
— Ça commence mal, Marianne ! attaqua Franck d’un ton plutôt maîtrisé.
— J’me suis trompée de porte ! argua-t-elle avec impertinence. C’est pas un crime, commissaire !
Il piqua une cigarette dans le paquet de son coéquipier. Marianne lui découvrait un nouveau visage. Toujours aussi chic, aussi propre sur lui. Mais beaucoup moins posé. Le regard beaucoup plus brutal. Maintenant qu’il avait ce qu’il voulait, il tombait le masque, laissant apparaître sa vraie personnalité.
Celle d’un chef autoritaire, d’un squale prêt à mordre. Elle devina de la violence en lui. Beaucoup de violence. Mais la peur ne la bâillonna pas. Elle ne l’avait jamais bâillonnée à temps, de toute façon. Elle continua à le provoquer avec un plaisir évident, prenant une pose décontractée.
— Excusez-moi, mais quand je suis arrivée à l’hosto, j’étais dans le coltar ! J’ai pas pu étudier la configuration des lieux…
— Te fous pas de ma gueule !
Ça y est, il perd son flegme ! Envie de le faire sortir de ses gonds, de voir enfin ses crocs.
— Moi ? Mais non, je vous assure, commissaire ! Fallait fournir un plan avec le calibre !
— Arrête ton numéro ! On ne t’a pas aidée à t’évader pour que tu te répandes dans les rues…
— Que je me répande ? On dirait que vous parlez d’une substance toxique ! C’est vrai que je suis une plante vénéneuse ! répondit-elle avec un sourire effronté.
Elle prit son paquet de cigarettes dans la poche de sa chemise.
— Les policiers ? demanda Franck. Ceux qui étaient en faction devant ta porte…
Marianne le fixa au travers de la flamme de son briquet qui dansait sur ses iris. Le noir et le feu conféraient un air satanique à son regard. Elle admirait en secret sa façon de se contenir.
Mais elle saurait l’obliger à se dévoiler.
— Morts, précisa-t-elle avec détachement.
Les trois flics se figèrent dans une posture d’effroi.
— Je plaisante ! Ils font seulement leurs prières du soir, comme de bons chrétiens…. À genoux, menottés au lit avec leurs propres pinces. La police, c’est vraiment une bande d’incapables !
Le commissaire se contenait de plus en plus difficilement. Laurent jouait avec son Zippo, le faisant tournoyer sur la table en bois laqué. Quant à la Fouine, il semblait hypnotisé par le visage de Marianne. Pourtant si meurtri qu’il en devenait difficile à affronter.
Franck contempla un tableau que Marianne jugeait aussi sinistre que les rideaux.
— Il faut que les choses soient bien claires entre nous. Je t’ai libérée dans un but bien précis. Parce que tu as une mission à accomplir.
— Je crois que vous faites erreur, monsieur le commissaire… Je vous signale que j’ai jamais accepté la mission en question !
Il la crucifia à distance. Deux yeux magnétiques, où se mélangeaient le vert et l’ocre. Un peu comme un essai audacieux sur la palette d’un peintre. Il semblait sur le point d’exploser.
— C’est vrai ! renchérit Marianne. Pouvez-vous me dire quand j’ai accepté ce contrat ? Vous pouvez me rappeler la date ? Parce que moi, je n’en garde aucun souvenir…
— Arrête de jouer avec moi ! J’ai pas pu te voir au parloir puisque tu étais à l’hosto !
— Justement !
— Tu avais l’intention de refuser ?
— Évidemment ! Qu’est-ce que vous croyez !
Il passa une main dans ses cheveux, sans même se décoiffer. Il s’approcha, la dévisagea bizarrement.
— C’est dommage, murmura-t-il.
— Ben c’est comme ça ! Faudra trouver quelqu’un d’autre pour votre sale boulot…
Il dégaina son arme du holster, posa le canon au milieu du front de Marianne.
— Dans ce cas, tu ne nous sers plus à rien… Faut qu’on se débarrasse de toi au plus vite.
Il appuya sur le revolver, la tête de Marianne bascula en arrière. Sa nuque se tétanisa. Elle s’accrocha des deux mains à la chaise.
— Soit tu acceptes de bosser pour moi, soit je te descends. Maintenant.
— Tu le feras pas… Tu ne me tueras pas de sang froid…
Une absolue détermination jaillissait des prunelles du flic. Un frisson remonta doucement le long de ses jambes jusqu’à s’éterniser dans ses reins.
— Ça va ! murmura-t-elle. C’est bon… Je vais le faire, ton boulot de merde !
Il enleva la sécurité de l’arme, fit descendre le canon au milieu de ses yeux, juste en haut du nez.
— Tu acceptes donc le contrat ? J’ai bien entendu, cette fois ?
— Ouais ! confirma-t-elle en louchant sur la gueule béante du 357.
Il rangea son arme. Elle pencha la tête en avant en grimaçant de douleur.
— J’ai aucune confiance en toi, Marianne. Mais si tu te tiens tranquille, si tu obéis à mes ordres et si tu mènes à bien la mission, je tiendrai parole ; tu auras le fric et les faux papiers pour te tirer loin d’ici. Par contre, si jamais t’essayes de nous baiser, je te tuerai de mes propres mains.
Sa voix était aussi glacée que le dos de Marianne.
— On vient de te sortir de taule, Gréville. Il y a un prix à payer pour ça…
— Je ne vous avais rien demandé ! C’est vous qui êtes venus me chercher…
— Tu préfères retourner là-bas, peut-être ? Tu veux que les matons recommencent à te torturer ? Vu ta gueule, on dirait qu’ils ne t’ont pas vraiment à la bonne… Sans doute parce que tu as buté une gardienne. Apparemment, ils t’en ont fait baver, je me trompe ?
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