— C’est la fièvre, dit-il.
— La fièvre ? Comment ça ?
— Eh bien Sandra, qui n’écoute jamais les conseils qu’on lui donne, a voulu se lever alors qu’elle avait encore beaucoup de fièvre. Elle a fait une sorte de malaise en descendant l’escalier et elle a dégringolé toutes les marches. Plus de peur que de mal, Dieu merci !
Patrick s’assoit sur l’accoudoir, caresse affectueusement le front de Sandra.
— Vous vous êtes bien arrangée en tout cas, conclut l’assistante. Et décidément, vous n’avez pas de chance…
Ce n’est pas la première fois qu’Amélie voit Sandra avec le visage marqué. La dernière fois, elle était tombée de cheval. La fois d’avant, elle avait glissé sur le verglas.
— C’est rien, murmure Sandra, mal à l’aise.
— Je vous ai apporté des chocolats ! ajoute Amélie en lui tendant le paquet.
C’est papa qui l’attrape au passage.
— Vous êtes adorable, Amélie ! dit-il. Vraiment adorable ! Comment ferait-on sans vous ?
— Vous vous en sortez ? demande Sandra avec une réelle inquiétude.
— Oui, ça va, je gère, ne vous en faites pas.
Patrick lui prend le bras et la reconduit l’air de rien vers la porte d’entrée.
— Il faut qu’elle se repose, chuchote-t-il. Elle est vraiment fatiguée…
— Bien sûr, je comprends.
Puis, à voix haute :
— Soignez-vous bien, Sandra. Et ne vous inquiétez de rien !
— Merci d’être passée, Amélie, répond la vétérinaire.
À peine est-elle sortie que Sandra se met debout.
— Allons finir de déjeuner, dit Patrick en claquant la porte. À cause de cette conne, on va manger froid.
Il n’en revient toujours pas d’être amoureux.
Ce miracle intime qui chaque jour le surprend.
Il la regarde, elle dort encore.
Normal, c’est dimanche. Un matin tranquille, une fin d’hiver.
Il la trouve belle, ne se lasse pas de la contempler. Encore et encore.
Leur chambre ouvre à l’est, un rayon de soleil poudre d’or ses cheveux.
William récupère le petit numérique dans le tiroir du vieux bureau pour immortaliser l’instant.
Ce cliché, il l’apportera au prochain parloir. Pour que Raphaël fasse la connaissance de Mathilde. Qu’il voie son visage, maintenant qu’il lui a parlé d’elle.
L’amour, par procuration.
En attendant, William prépare le petit déjeuner de sa belle. Leur nouvel appartement est plutôt spacieux, lumineux, agréable. Situé dans un quartier sympa de Marseille, au dernier étage, avec petite terrasse.
Un luxe, pour ce couple d’étudiants. Sauf que c’est Pierre qui paye le loyer.
Pierre, le complice de Raphaël. Le vieux braqueur de banques qui coule une paisible retraite dans une modeste villa, alors qu’il pourrait s’acheter un château en Espagne.
Quand Raphaël a été incarcéré aux Baumettes, deux ans auparavant, Pierre est venu parler au « petit ». Des mots simples.
« Je suis là, si tu as besoin de quoi que ce soit. Raphaël veut que tu ailles à la faculté, que tu aies un bon travail plus tard. »
William a accepté l’argent, la voiture. Accepté aussi que Pierre prenne le loyer à sa charge lorsqu’il a rencontré Mathilde et a décidé de vivre avec elle.
Après tout, Raphaël ne l’a pas balancé aux flics et a payé pour deux. Alors, il lui doit bien ça…
William dépose le plateau sur le lit, effleure l’épaule de Mathilde. Elle ouvre les yeux, met quelques secondes à lui sourire.
Depuis qu’Anthony a été abattu en pleine rue, il y a trois mois, elle sait.
Elle sait qui sont les frères Orgione.
L’aîné, braqueur de banques, de bijouteries, de bureaux de change. Qui attend d’être bientôt condamné à une lourde peine.
Le cadet, trafiquant de drogue qui s’est pris deux balles dans le cœur, une dans la tête.
Pourtant, elle est encore là, près de lui. Elle ne l’a pas quitté.
Elle n’a pas eu peur.
Ils passent encore un bon moment au lit, puis Will s’habille.
— Je passe voir ma mère. Je reviens vite, dit-il en l’embrassant.
Il sait qu’elle se rendormira dès qu’il aura passé la porte. Elle se rendort toujours après qu’ils ont fait l’amour.
William grimpe dans sa voiture, allume une clope.
Il rend visite à sa mère au moins une fois par semaine. Parce qu’elle vient de perdre deux fils. Un gît au cimetière, l’autre en prison.
Parce qu’il n’a pas coupé le cordon, aussi. Mais ça, William refuse de se l’avouer.
Il passe devant la fac où il est inscrit en deuxième année de langues étrangères appliquées et arrive bientôt dans la cité.
Il stationne la voiture au pied de l’immeuble, grimpe les quatre étages, pousse la porte jamais fermée à clef.
— Maman, c’est moi !
Elle est attablée dans la salle à manger, un roman d’amour dans les mains, un châle sur les épaules.
Cet appartement a toujours été mal chauffé.
L’amour, elle en a manqué.
Elle lui prépare un café, ils parlent de tout et de rien.
Mathilde, les études. Les voisins, la météo.
Sur le buffet, une photo réunit les trois fils. Souriants, à jamais.
Réunis, ils ne le seront plus jamais.
Mais ça, ils n’en parleront pas.
— Faut que je file, dit William au bout d’une petite heure.
Alors, la mère lui confie un gros sac de sport rempli de vêtements.
— C’est le linge de ton frère. Lavé et repassé. Tu lui donneras jeudi…
— D’ac.
Elle va au parloir une fois par mois.
Parce que c’est une épreuve qu’elle ne peut endurer chaque semaine.
Et au cimetière tous les dimanches.
Parce que c’est une épreuve qu’elle se doit d’endurer chaque semaine.
Elle caresse le visage de William, sa main tremble un peu.
— Fais attention à toi.
— T’inquiète !
— Embrasse Mathilde.
— Plutôt deux fois qu’une !
William se jette dans l’escalier, jette le sac dans le coffre de la Golf, jette un regard aux gosses qui jouent dans le terrain vague au pied de l’immeuble.
Là où il jouait, quand il était gamin.
Là où, il n’y a pas si longtemps encore, Anthony jouait avec ses copains.
Avant de devenir un homme.
Un homme mort.
William monte dans sa voiture et met le contact.
Il a hâte de retrouver Mathilde.
15 h 00
Il pleut encore.
Pas de quoi renoncer, cependant.
Sandra a toujours aimé la pluie, le bruit qu’elle fait en tombant sur les feuilles des arbres, au printemps. Les feuilles mortes, en hiver.
Les odeurs qu’elle révèle, qu’elle attise.
Toscane, l’american horse, avance lentement, les oreilles droites. Sandra l’a nommée ainsi parce qu’elle présente, au niveau du poitrail, une tache ayant vaguement la forme de la botte italienne.
Il y a deux ans tout juste, elle l’achetait à un maquignon sur une foire aux bestiaux, la sauvant ainsi de l’abattoir. Destinée à finir en steak tartare simplement parce qu’elle souffre d’un défaut d’allure.
Parce qu’elle n’est pas comme les autres.
Dès que Sandra l’a vue, elle l’a voulue. Refusant que son handicap lui soit fatal.
Ce n’était pas de la pitié, non. Plutôt une sorte d’empathie.
Pour ne pas dire un transfert.
On dirait que la jument le sait, qu’elle lui en est éperdument reconnaissante.
Sandra a quitté la maison discrètement.
Besoin de se retrouver seule, de fuir celui qui partage sa vie. De celui qui la régente.
Sans partage.
En monarque absolu, en tyran paternaliste.
Pourtant, Sandra retournera près de lui. Toujours.
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