— Pourquoi ?
Cette question pouvait paraître simple. Pourtant, elle ne l’était pas.
— Parce que tu comptes beaucoup pour moi.
Il prit sa main dans la sienne, y déposa un baiser. Puis il mit ses lunettes de soleil pour qu’elle ne voie pas ses larmes. Au milieu de son chagrin, il se rendit compte une fois de plus à quel point elle lui était précieuse.
Et que désormais, le lien qui les unissait était incassable.
Vincent rejoignit Servane, debout sur la terrasse, le regard piégé dans un flamboyant coucher de soleil. Son portable dans une main, le téléphone sans fil dans l’autre, pour ne pas rater l’éventuel appel de son chef. Il s’appuya sur la rambarde, juste à côté d’elle, plongea à son tour dans le ciel rougeoyant qui fardait les cimes d’en face.
Rouge, comme le sang de Laure.
Ou celui de ses assassins.
Rouge, comme la haine.
— Ça va mieux ? s’enquit Servane.
Il ne prit pas la peine de répondre, elle se trouva stupide d’avoir posé cette question. Mais on est toujours si maladroit face à la détresse de l’autre…
— Vertoli n’a pas encore appelé ? questionna Vincent.
— Non, pas encore… Je suppose qu’ils préparent les arrestations. Tu sais, il faut prévenir le procureur, obtenir les mandats d’amener… Ils ne pourront sans doute pas intervenir avant demain matin.
— Rien que de savoir que ces salauds vont passer une nuit de plus en liberté, ça me donne des envies de meurtre…
— Si c’est le cas, ça sera leur dernière nuit.
— Le pire, je crois que c’est Mansoni. On a bossé ensemble si souvent, lui et moi… Ce fumier savait que Laure était morte et il a fait comme si de rien n’était… Pendant tout ce temps, il m’a parlé, il a… Je l’avais là, à côté de moi, je l’avais à ma portée…
Il ferma les yeux, serra les mâchoires. La haine lui collait froidement à la peau, épousant chaque atome de son corps.
La seule barrière qui le séparait du crime, c’était Servane.
Serait-elle assez solide pour l’arrêter ?
— Comment j’ai pu croire que Laure était partie durant toutes ces années ? reprit Vincent avec des sanglots dans la voix. Comment j’ai pu la maudire alors que…
Il ne put continuer, étranglé par la douleur.
— Tu avais des raisons de croire qu’elle était partie, Vincent. Le mot sur l’ordinateur, ses affaires qui avaient disparu…
— Non ! Elle… Elle n’avait jamais parlé de me quitter ! Juste avant que je parte pour l’Autriche, elle m’avait encore répété qu’elle m’aimait ! Et je n’ai rien compris… Rien du tout…
— Tu as essayé de la retrouver après sa disparition ?
Le faire parler, avant qu’il n’explose. L’obliger à garder la tête hors de l’eau, l’empêcher de s’enfoncer irrémédiablement dans la solitude.
— Oui… J’ai cherché sa nouvelle adresse sur Paris puis sur la France entière. Mais je n’ai rien trouvé. Et j’ai cru qu’elle n’avait pas laissé de traces afin que je ne reprenne pas contact avec elle.
— C’était tout à fait plausible, Vincent. Des tas de gens disparaissent de leur plein gré chaque jour, tu sais…
— Ensuite, je me suis acharné à l’oublier. Mais je n’ai jamais réussi… Jamais. Parfois, je la détestais… Mais en fait, je m’accrochais toujours à l’espoir qu’elle allait revenir. J’imaginais qu’elle arrivait sur la piste, qu’elle passait cette porte et que… Que tout redevenait comme avant. Mais maintenant…
Elle est morte… Elle est morte…
Atroce vérité qui violait son esprit sans relâche.
— J’ai envie de les massacrer ! murmura-t-il. Envie de les voir crever !
Servane posa sa main sur le bras de Vincent. Sa peau était de marbre.
— Promets-moi de ne jamais faire ça, Vincent. Promets-moi…
— Je ne peux rien te promettre… Rien.
Ciel d’un bleu ténébreux, désormais. La montagne sombrait dans un crépuscule triste et austère.
— Il faut que je prévienne Madeleine, réalisa soudain Lapaz.
— Madeleine ?
— La mère de Laure.
— Vertoli a dit personne ! rappela fermement la jeune femme. Et puis… Ça peut attendre demain, tu ne crois pas ?
— Oui… Ça risque même de la tuer…
— Alors vaut mieux attendre le plus longtemps possible, en conclut Servane.
Soudain, son portable se mit à vibrer, elle décrocha immédiatement. Vincent comprit qu’elle parlait à son chef et qu’il y avait du nouveau. Elle raccrocha rapidement, il l’interrogea du regard.
— Ils ont arrêté tout le monde !
— Déjà ?
Vincent ressentit une sorte de regret. En taule, il ne pourrait plus les tuer de ses propres mains. Ces fumiers y seraient à l’abri.
— Oui… Étant donné la gravité de l’affaire, le chef a mis les bouchées doubles, ajouta Servane.
— Ils ont même chopé le fils d’Hervé ?
— Il est en garde à vue à Menton… Vertoli veut qu’on le rejoigne à Villars-Heyssier, il nous attend chez Portal. Tu sais où il habite ?
— Bien sûr… C’est à la sortie du village. Mais pourquoi veut-il qu’on aille là-bas ?
— Ils ont trouvé de nouveaux éléments chez lui. Apparemment, il s’agirait des affaires de Laure… Et Vertoli voudrait que tu les identifies.
Vincent ferma à nouveau les yeux. Bientôt, ils retrouveraient le corps.
Le corps de Laure. Celui qu’il avait tant désiré, tant aimé. Qui lui avait tant manqué.
Un cadavre, c’est tout ce qu’il restait d’elle.
Il imagina un instant à quoi il ressemblerait, cette idée lui souleva le cœur.
* * *
Peu avant Villars-Heyssier, Servane alluma les feux de la Mazda. L’obscurité prenait possession des lieux, grignotant lentement chaque parcelle de lumière. Vincent gardait les lèvres soudées et Servane se concentrait seule sur cette route étroite qu’elle ne connaissait pas. Puis les premières maisons surgirent au détour d’un virage.
— Je vais où, maintenant ?
— Traverse le village, indiqua Vincent d’une voix brisée. Portal habite à la sortie…
Finalement, il était soulagé à son tour de savoir les assassins en garde à vue. Car la prison était sans doute la pire chose qui pouvait leur être infligée. Les interrogatoires, le procès, l’opprobre, l’enfermement… Ils venaient de tomber dans une broyeuse qui allait les mutiler sans relâche. Il n’aurait pu, à lui seul, se montrer aussi cruel. D’ailleurs, serait-il parvenu à les tuer, même avec toute cette haine et cette peine qui le dévoraient de l’intérieur ? Comment savoir… La question ne se posait plus.
Pourtant, elle se poserait peut-être un jour, si la justice leur rendait leur liberté.
Vincent, lui, ne leur pardonnerait jamais.
La route se transforma en piste et il désigna à Servane une vieille baraque isolée.
La jeune femme gara sa voiture entre la Jeep de la gendarmerie et le 4 × 4 de Portal. Vertoli les attendait sur le perron.
— Vous avez fait vite, c’est bien… Venez.
Il s’effaça pour les laisser entrer, ferma la porte derrière eux. Ils passèrent machinalement en revue l’univers de Portal : une grande salle à manger au décor archaïque et à la saleté repoussante, semblable à son propriétaire. Au bout, un escalier menant à l’étage. Sur la droite, l’entrée d’une cuisine où flottaient encore des relents de soupe réchauffée.
— Vous êtes seul ? s’étonna Servane.
— Non, les autres sont en haut… Ils finissent la perquise.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? interrogea Vincent.
Vertoli ne répondit pas immédiatement. Il les observait bizarrement, ses yeux oscillant de l’un à l’autre. Il semblait terriblement mal à l’aise. Nerveux, même.
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