— Je suis très bien élevée ! protesta la jeune femme en ajoutant trois sucres à son café. Je laisse toujours ma place aux personnes âgées dans les transports en commun, je tiens la porte… Je ne mets pas les coudes sur la table, je dis toujours s’il vous plaît et merci … Tu me passes la confiture ?
— S’il te plaît ! ricana Vincent.
Tandis qu’elle dévorait son premier repas, il la dévorait des yeux. Peau blanche et délicate rosie par la fraîcheur matinale, cheveux parés de l’éclat des premiers rayons d’un astre généreux ; bouche d’un rouge tendre, yeux d’un bleu à faire pâlir le firmament.
Chaque jour, il la trouvait plus belle encore.
Simplement une amie ?
À condition qu’il devienne aveugle. Et encore…
— Ça va, tu t’es pas fait trop mal en tombant ? railla-t-elle avec un sourire coupable.
— Ça ira… Je serai seulement marqué à vie !
Elle repensa alors à ces fines balafres sur son dos.
— Au fait, dit-elle, je peux te poser une question un peu indiscrète ?
— Essaie toujours…
— C’est quoi ces cicatrices que tu as dans le dos ?
Le visage de Vincent se ferma brusquement et elle perdit le contact avec ses grands yeux noirs. Comme chaque fois qu’il avait mal.
— C’est rien.
Elle devina un monde dans ce rien .
Un pan entier de sa vie.
— Rien ?… Tu sais, le jour où je t’ai rencontré, j’ai senti que tu portais quelque chose de lourd en toi… Quelque chose de douloureux.
Il releva les yeux vers elle et son regard la blessa. Celui d’un homme pris en faute, qui ne peut plus se sauver.
— Je te demande pardon, murmura-t-elle. Je suis trop curieuse. Mais… C’est parce que tu comptes beaucoup pour moi… Tu comprends ?
Vincent tourna légèrement la tête, fixant le néant. Le malaise de Servane empira ; elle avait touché un point sensible. Pourtant, elle ne devait pas être la première personne à lui poser cette question.
Mais à elle, il ne savait pas mentir. Et la vérité était tellement laide, tellement sordide.
— Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise, ajouta-t-elle. Oublie ce que j’ai dit et…
— C’est l’œuvre de mon père. C’est les marques des coups que j’ai reçus quand j’étais gosse…
Cette réponse lui fit l’effet d’une violente morsure, la laissant paralysée un instant. Le temps pour Vincent de s’éclipser.
Servane hésita à le suivre ; il avait sans doute envie de rester seul. Elle alluma une cigarette et se remit lentement du choc.
Comme Vincent ne réapparaissait pas, elle prit son courage à deux mains et partit à sa recherche. Elle le trouva au premier étage, dans sa chambre. Assis sur le lit, tourné vers la fenêtre. Elle se posa doucement sur le matelas, dos à dos avec lui.
— Excuse-moi, je ne voulais pas rouvrir une blessure…
— Elle n’est pas refermée.
— Je m’en doute… Tu veux qu’on en parle ?
Il secoua la tête mais elle ne le vit pas.
— C’est pas intéressant, assura-t-il.
— Tout ce qui te concerne m’intéresse. C’est… C’est pas de la curiosité malsaine, tu sais… Juste que parfois, se confier à quelqu’un ça peut aider à…
— C’est un peu tard pour m’aider ! souligna-t-il avec rage.
Servane savait que cette violence n’était pas dirigée contre elle. Il avait un peu honte, sans doute. Sentiment contradictoire d’une victime.
Elle le laissa préparer ses coups dans un abominable silence. Jusqu’à ce qu’il se libère enfin, après tant d’années d’une colère solitaire. Elle plongea avec lui dans son enfer intime. Il ne s’arrêtait plus de parler, reprenant à peine son souffle dans ce récit de l’insupportable.
Les coups et les humiliations au quotidien. La peur, quotidienne elle aussi.
Une terreur que Servane pouvait ressentir jusque dans ses tripes.
Il fit une pause et elle mit un moment à retrouver l’usage de la parole.
— Et ta mère ? Elle n’a rien fait pour l’arrêter ?
— Elle subissait la même chose que moi, peut-être pire encore… Mais elle n’en parle jamais.
Sa voix avait changé. Moins de colère, plus de douleur.
— Depuis qu’il est mort, on n’en a jamais reparlé, ajouta-t-il. C’est comme si rien ne s’était passé… Comme s’il n’avait jamais existé.
Vincent cessa son récit, ne pouvant aller au bout de l’histoire. Au bout du cauchemar.
Là où jamais personne ne pourrait le suivre.
* * *
Il était déjà 11 h 30 et la température extérieure était montée en flèche. Servane baissa la vitre du pick-up, respirant à pleins poumons les émanations végétales de cet adret sec et ensoleillé. Petit coin de Provence niché au cœur de l’alpin.
Après sa confession, Vincent était parti faire un tour en montagne. Deux heures d’absence et d’isolement qui leur avaient permis de refermer cette pénible parenthèse. Lorsqu’il était rentré, ils n’avaient plus abordé le sujet.
Désormais, ils cheminaient lentement sur la piste de Chasse, plutôt large et bien entretenue. Pourtant, au bout, ils ne trouvèrent qu’un vieux hameau inhabité. Vincent traversa le village et se gara derrière la maison du père Joseph.
— Personne ne vit ici ? demanda Servane.
— Ce ne sont que des résidences secondaires. Beaucoup appartiennent à des chasseurs qui viennent le week-end lors des périodes d’ouverture…
Ils firent le tour de l’antique masure.
— Comment on procède ?
— On va entrer par une fenêtre à l’arrière de la maison, décréta Vincent. Ce sera plus discret.
Il récupéra un pied de biche dans la benne du Toyota, le plaça en levier entre les deux volets. Il ne lui fallut que quelques secondes d’efforts pour faire céder les morceaux de bois pourri. Puis il donna un coup de coude brutal dans une vitre et put ouvrir la fenêtre. Ils l’enjambèrent et allumèrent leurs lampes torches.
L’intérieur était encore plus délabré que l’extérieur. Au rez-de-chaussée, une pièce unique faisait office de salle à manger et de cuisine avec une immense cheminée. Un vieil évier, des étagères poussiéreuses jonchées d’ustensiles de cuisine et de quelques produits d’entretien ; une cuisinière à bois, une table et trois chaises dépareillées ; un crucifix en bronze au-dessus de la porte d’entrée ; un placard où étaient rangés pêle-mêle quelques provisions en conserve, des paniers pour la cueillette des champignons, des livres et de vieilles chaussures. Au bout de la pièce, un escalier, sorte d’échelle en bois, menait à l’étage.
— Il est venu ici récemment, dit Servane.
— À quoi tu vois ça ? s’étonna Vincent.
Elle dirigea le faisceau de sa lampe vers le bas et il remarqua à son tour les traces de pas qui marquaient le sol, bien visibles au milieu de la crasse.
— Il est monté à l’étage, reprit-elle en suivant ces empreintes vers l’escalier. Mais on va fouiller partout…
Ils enfilèrent leurs gants en latex et Servane décida de s’occuper de l’étage tandis que Vincent perquisitionnerait le rez-de-chaussée. Elle gravit lentement les marches en se cramponnant au mur et commença par la pièce de droite qui servait apparemment de débarras au prêtre. Deux grosses malles, une en camphrier, l’autre en rotin, trônaient au milieu de ce fourbi. Elle alluma la lumière, les volets étant fermés, et s’assit en tailleur devant la plus grosse des deux malles. Elle commença à en étudier le contenu ; beaucoup de livres aux thèmes variés, des romans classiques, des guides pratiques sur la cueillette des champignons ; des tas de petits objets artisanaux rapportés d’Afrique, d’Asie, ou d’Amérique du Sud ; des cartes postales vierges ou écrites. Et des photos, des centaines de photos rangées dans des boîtes en carton. Servane remit tout en place et s’attaqua à la deuxième malle. Là, elle trouva de vieux vêtements, soigneusement pliés et rangés. Ce prêtre ne jetait rien !
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