— Personnellement, je n’ai pas entendu cette fameuse dispute. Mais les gars rapportent qu’il s’agissait d’une véritable scène de ménage !
— Non, mon adjudant-chef ! C’est faux !
— À l’avenir, tâchez de rester plus discrète, conseilla Vertoli. Et puis vos mœurs ne me regardent pas tant qu’elles restent privées… Cependant, je dois vous avouer qu’ici, il y a des différences qui sont assez mal acceptées… Ici comme ailleurs, sans doute.
Il ne la croyait pas. C’était une catastrophe. Elle retomba sur sa chaise.
— Je me suis emportée mais ce n’était pas une scène de ménage, je vous assure…
— Quoi qu’il en soit, si les hommes vous tiennent des propos désobligeants, n’hésitez pas à venir m’en parler. D’accord ?
— Oui, mon adjudant-chef, murmura Servane.
— Allez ! Ne faites pas cette tête, ça va s’arranger ! prétendit-il.
Elle quitta la pièce d’un pas mal assuré, pour rejoindre l’accueil. Là, elle remarqua une enveloppe sur son bureau, avec son prénom. À l’intérieur, un petit carton où était marquée une seule phrase.
Assassine.
Les gouines n’ont rien à faire ici.
* * *
Vincent était fatigué. Il remontait la piste en direction de l’Ancolie, après une randonnée facile mais qui l’avait pourtant épuisé. Peut-être parce qu’il dormait mal, en ce moment. Parce que ses cauchemars étaient de plus en plus féroces. Voraces.
Parce que son esprit ressemblait à un océan en furie. Qu’il buvait la tasse à longueur de temps.
La voiture de Servane était stationnée devant chez lui, mais la jeune femme n’était pas sur la terrasse. Il passa derrière la maison, distingua sa silhouette sur le bord de la restanque, tout au bout du champ où l’herbe haute jaunissait sous les morsures du soleil. Il s’approcha, posa sa main sur son épaule. Elle sursauta, lui offrant un visage mortifié en guise de bonsoir.
— Qu’est-ce qu’il y a, Servane ?
Elle se mit à sangloter de plus belle et Vincent soupira. Encore une dose de chagrin à ingurgiter. De quoi lui bouffer le peu d’énergie qui lui restait.
— Ils… Ils savent ! fit la jeune femme d’une voix brisée.
— Quoi ? Qui sait quoi ?
— À la caserne, ils savent… Ils savent…
Elle fouilla dans sa poche, lui tendit le petit carton. Mieux que n’importe quel discours.
— Les gouines n’ont rien à faire ici , lut le guide. Merde… Quels salauds !
— Qu’est-ce que je vais devenir ? gémit-elle.
— Calme-toi… Tu as essayé de nier ?
— Vertoli m’a convoquée dans le bureau parce que… parce que mes collègues ne parlent plus que de ça… J’ai menti, je lui ai dit qu’il s’agissait d’une dispute entre deux copines mais… mais je suis sûre qu’il ne m’a pas crue !
Elle se remit à pleurer, Vincent tenta de la réconforter.
— On va arranger ça, murmura-t-il.
— Mais comment ? C’est fini !
— Ne dis pas ça… Si tu ne veux pas qu’ils sachent la vérité, il va falloir mentir, Servane. Je me charge de les convaincre si tu veux.
— Toi ? Mais…
— Laisse-moi faire, dit-il d’une voix rassurante. Et maintenant, arrête de pleurer…
Elle essuya ses larmes du revers de sa manche, chercha son paquet de cigarettes dans la poche de son pantalon. Elle en alluma une et Vincent constata que ses mains tremblaient. Elle avait peur. C’était injuste. Révoltant, même.
— Il faudra que tu m’aides un peu, ajouta-t-il.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— On verra ça plus tard.
Il se leva, lui tendit une main secourable qu’elle empoigna avec force. Ils se dirigèrent d’un pas lent vers le chalet, suivant les rayons déclinants du soleil.
* * *
En ce 15 août, la caserne n’était pas très animée. Servane inspira profondément avant de quitter son appartement, étriquée dans son uniforme, coincée dans son angoisse. Elle craignait de croiser ses collègues, de subir leurs sarcasmes, leurs mauvaises plaisanteries. Certes, certains n’avaient pas changé d’attitude envers elle, mais d’autres ne se privaient pas de lui faire sentir leur aversion.
En traversant la cour, elle tomba sur le couple Vertoli qui partait en week-end. Elle leur serra la main, les aida à mettre les bagages dans le coffre de la voiture.
— Tout va bien, Breitenbach ? s’enquit Vertoli.
— Oui, mon adjudant-chef.
Il remarqua son air triste mais n’en demanda pas davantage. Il n’avait pas envie de revenir sur la discussion de la veille ; un sujet qui le mettait mal à l’aise.
— Christian Lebrun me remplace pour ces trois jours, dit-il. En cas de problème, adressez-vous à lui.
— Bien, mon adjudant-chef… Passez un bon week-end.
— Merci, Servane.
La jeune femme aperçut Nicolas à la fenêtre de l’appartement. Il regardait partir ses parents et lui adressa un signe avant de disparaître. Ce petit geste, presque insignifiant, la rasséréna. Au moins quelqu’un ici qui ne la rejetait pas ! Mais peut-être n’était-il pas encore au courant… ? Difficile à croire !
À l’accueil de la gendarmerie, elle trouva Lebrun et Matthieu en pleine discussion. Ils cessèrent de parler, la dévisagèrent de façon saugrenue. Alors, elle se rappela les conseils de Vincent et garda la tête haute.
— Bonjour ! lança-t-elle.
— Salut !
Sur son bureau, une nouvelle enveloppe l’attendait. Elle serra les mâchoires et releva les yeux vers ses collègues.
— Ça vous amuse, ces petits jeux à la con ?
— De quoi vous parlez ? s’étonna Christian.
— De ça ! dit-elle en brandissant l’enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Matthieu d’un ton candide.
— Tu le sais très bien !
— Non, je t’assure…
Elle déchira l’enveloppe. Nouveau mot doux : On va t’apprendre à aimer les hommes.
— Je vois qu’on passe aux menaces ! rugit-elle.
Le maréchal des logis lui arracha le carton des mains. Il lut le message, sembla bien embarrassé.
— Ce n’est qu’une plaisanterie, Breitenbach !
— Une plaisanterie ? Dans ce cas, nous n’avons pas le même sens de l’humour, chef !
— Après tout, vous l’avez bien cherché ! ajouta-t-il en jetant le carton dans la corbeille. Fallait être plus discrète !
Servane le fustigea du regard avant de récupérer le message dans la poubelle.
— L’adjudant n’appréciera pas ce genre de plaisanterie !
Elle réalisa instantanément qu’elle venait de commettre une erreur. Une de plus.
— Tu vas aller pleurer dans les jupes de Vertoli ? lui balança Matthieu avec animosité.
— Pourquoi ? Tu as quelque chose à te reprocher ?
— Moi, non. J’y suis pour rien… Mais si j’étais toi, je ne ferais pas ça. Déjà que t’es pas tellement appréciée…
— Justement ! Ça ne changera pas grand-chose ! De toute façon, c’est la plus belle connerie que j’aie jamais entendue ! Je ne sais pas qui a lancé cette rumeur débile mais…
— Ça suffit ! coupa soudain Christian. Mettez-vous donc au boulot, brigadier…
Les deux hommes regagnèrent leur bureau respectif. Servane rangea le petit carton dans sa poche et tenta de se concentrer sur sa tâche. Mais ce n’était pas chose facile. Elle commença par le tri du courrier et ouvrit les enveloppes d’un geste rageur.
* * *
Vincent entra dans le bar et, comme il l’avait espéré, il y trouva Christian Lebrun et deux de ses hommes en train de boire un café. Il était environ 21 heures et ces trois-là venaient souvent passer un moment dans le bistrot situé non loin de la gendarmerie. Lorsqu’ils n’étaient plus de service, ils s’offraient un alcool. Mais aujourd’hui, ils portaient encore leur uniforme et se contentaient d’un café. Vincent leur serra la main puis se dirigea vers le comptoir pour acheter un paquet de cigarettes à Bertille.
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