— Je sais… L’office du tourisme m’a filé votre carte.
— C’est un joli prénom, Servane… Pas commun, en tout cas !
Il ne marchait pas très vite, finalement ; elle le suivait sans problème. Quelques centaines de mètres plus loin, un grand panneau indiqua l’entrée en zone centrale. Servane s’arrêta pour lire les recommandations y figurant : chasse interdite, camping interdit, cueillette interdite, chiens interdits même tenus en laisse, survol interdit …
— Dites donc, qu’est-ce qu’on a le droit de faire dans ce Parc ?
— Admirer, répondit-il en souriant. Et c’est déjà beaucoup !
Ils entamèrent une pente raide où les chaussures crissaient sur les fines plaques de neige durcie.
— On peut monter en voiture, l’été ?
— Oui. D’ailleurs vous serez amenée à y aller souvent. C’est un endroit très fréquenté entre juillet et août… des centaines de personnes chaque jour. Voire des milliers.
— Tant que ça, vraiment ? Pourquoi ici ?
— Attendez d’être en haut et vous comprendrez !
Elle commençait à s’essouffler dans cette côte mais tenta de ne rien laisser paraître. Immense ravin à gauche, barre rocheuse à droite, sommets enneigés en face ; ils prenaient de l’altitude. Ils continuèrent leur ascension dans un silence religieux et, fort heureusement, la pente se radoucit quelque peu.
— Ça va ? vérifia le guide.
— Impeccable !
Surtout, ne pas lui montrer qu’elle peinait. Question d’amour-propre.
* * *
Pierre Cristiani abandonna sa voiture à côté de celle de Vincent. Il récupéra sa radio sur le siège passager, puis entama la montée. Il constata que son ami n’était pas seul. À en juger par les traces de pas subsistant sur les rares parcelles de neige, il était accompagné d’un bipède qui devait chausser environ du 38. Une femme, sans aucun doute. Il sourit tristement tout en continuant son chemin, plongé dans ses pensées. Pas de mission particulière aujourd’hui. Il avait fini de préparer la sortie scolaire qu’il organisait le lendemain avec des élèves d’une école de Sisteron et avait juste envie de marcher un peu. Cette rencontre avec les gamins lui aurait fait plaisir, habituellement. Mais aujourd’hui, il n’avait pas la tête à être heureux. Même la beauté de sa montagne ne suffisait pas à apaiser ses angoisses.
Des nuits entières sans sommeil ; peuplées de tumulte, de tourments.
Depuis longtemps déjà, il jouait à des jeux dangereux. Parce qu’il avait toujours aimé le risque. Comme Vincent.
Combien de fois avaient-ils frôlé la mort, côte à côte ?
Sauf que là, ça n’avait rien d’un jeu.
À la jumelle, il observa une harde de mouflons qui paissaient en toute tranquillité sur l’Ubac de Champ Richard, non loin de deux bergeries en ruine. Un spectacle rassurant auquel il n’était pas étranger.
Toute sa vie était là : protéger ce fragile équilibre de la folie meurtrière des hommes. Éduquer, préserver, étudier. Jamais il ne s’en lasserait. Même aujourd’hui où son cœur était d’humeur morose. Il prolongea son observation pendant une bonne dizaine de minutes avant de se remettre en marche.
Il fallait qu’il purifie son âme, qu’il prenne une décision.
Parler ou se taire.
Parler, c’était risquer de tout perdre.
Se taire, risquer de se perdre lui-même.
Et seule la montagne pourrait l’aider, le conseiller face à ce dilemme.
Elle, la sagesse, la grandeur. La vie.
* * *
Après deux heures de marche, Servane et Vincent arrivèrent sur une aire de stationnement aménagée au beau milieu de la forêt.
— Le parking du Laus, indiqua Vincent. Vous verrez, l’été, ça ressemble à un parking de supermarché !
Faudrait peut-être pas exagérer ! pensa la jeune femme. Il y avait quoi ? Trois ou quatre cents places, à tout casser… Mais à cette altitude, cela avait tout de même de quoi surprendre.
— On est à combien ici ?
— Environ 2 000… Vous voulez faire une petite pause ?
Elle en rêvait !
— Oui, pourquoi pas ! répondit-elle d’un air détaché.
Il s’arrêta sur le perron d’un minuscule chalet, point d’accueil du Parc encore fermé en cette saison. Après s’être désaltérée, Servane s’assit sur les planches en bois, parcourant du regard les chaînes montagneuses. Lui était resté debout, sans doute pressé de repartir. Il posa cependant son sac, y chercha quelque chose. Il finit par trouver une casquette qu’il tendit à la jeune femme.
— Mettez ça, ordonna-t-il. Pour le soleil… Et ça aussi…
Il lui donna un tube d’écran total, elle refusa d’un signe de tête.
— Il ne fait pas très chaud…
— Oui, mais vu votre teint, j’ai comme l’impression que vous allez cuire en moins de deux ! Avec la réverbération de la neige, vous risquez de prendre un sacré coup de soleil. Croyez-moi.
Elle s’exécuta à contrecœur, se badigeonnant le visage.
— Vous pensez à tout !
— L’habitude…
Ils reprirent rapidement la marche sur un large sentier en pente douce où la neige fondait à vue d’œil, créant petits ruisseaux joyeux et flaques de boue. Les arbres se faisaient de plus en plus rares, Vincent marchait de plus en plus vite. Non, c’était bien Servane qui commençait sérieusement à traîner les pieds. Lui n’avait pas changé de rythme.
— Le lac est loin ? s’inquiéta-t-elle.
— Non, à peine une demi-heure…
Il n’était pas très loquace mais cela convenait à la jeune femme. Si seulement il pouvait ralentir un peu, ce serait mieux. Et si ses chaussures ne lui faisaient pas si mal, ce serait parfait. Elle s’efforça de dissimuler la fatigue qui s’était emparée d’elle. Elle n’allait pas renoncer si vite, ce n’était pas dans son caractère !
Le chemin cessa soudain de monter, elle aperçut d’abord d’imposants sommets qui se découpaient dans le ciel. Pierre noire sculptée de neige.
Et soudain, elle s’arrêta net, le souffle coupé.
Jamais encore elle n’avait vu quelque chose d’aussi beau.
— Le lac d’Allos et ses tours, annonça Vincent.
Il scrutait le visage de Servane, devinant ses pensées. Subjuguée par cette éblouissante vision.
— C’est vraiment magnifique ! murmura-t-elle.
Quelques larges plaques de glace étincelante dérivaient à la surface, vestiges de l’hiver si rude à cette altitude. Le ciel et les tours se reflétaient dans ce lac-miroir, y dessinant un relief inattendu.
— On descend ? proposa Vincent.
Elle le suivit, ne pouvant détacher ses prunelles de cette splendeur naturelle. Grandiose.
Ils longèrent une vieille maison, se délestèrent de leurs sacs tout près de l’eau.
— C’est profond ?
— Environ cinquante mètres au milieu…
— C’est vraiment magnifique, répéta-t-elle. Je ne m’attendais pas à ça.
— Content que ça vous plaise.
Posée sur un rocher, elle ne se lassait pas d’admirer cet envoûtant spectacle. Un calme extraordinaire se dégageait de l’endroit. Une sorte de magie, féerie pour les sens. Pour tous les sens…
— C’est quoi, cette baraque ?
— Un restaurant d’altitude et un refuge qui ouvre pendant les deux mois d’été. Les touristes viennent voir le lac et déjeunent sur la terrasse. Il y a beaucoup de monde parce que c’est une balade facile… Même pas une heure de marche depuis le parking.
— Vous amenez vos clients ici ?
— Non, trop court comme rando ! Mais je les conduis sur les sommets alentour…
Il les nomma l’un après l’autre en les désignant du doigt. Le col de l’Encombrette, les Tours du lac, le Trou de l’Aigle, le mont Pelat… Plus de 3 000 mètres d’altitude.
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