Virginie a quitté le musée. Assise, les mains sur ses genoux, elle tremble de froid et regarde l’eau couler sur les vitres. Entre ses larmes, elle devine le parvis du musée, ses quelques fenêtres éclairées. Virginie ne sait plus très bien ce qui sera le plus douloureux. Mourir ou le tuer. Car désormais, il ne reste que deux solutions.
Elle aperçoit une silhouette quitter le musée. C’est lui, aucun doute.
Charmant s’engage sur le passage clouté qui permet de traverser le grand boulevard. Encore quelques mètres sous cette pluie battante et il sera dans le parking souterrain où l’attend sagement sa Passat. Et dans une demi-heure, il rejoindra sa femme et ses deux enfants. Qui, eux aussi, l’attendent sagement.
Il entend soudain un moteur lancé à pleine puissance, voit deux phares foncer droit sur lui. Le choc, d’une rare violence, le projette dix mètres plus loin.
Virginie a le souffle coupé. Là, devant ses yeux, à quelques mètres d’elle, gît son bourreau. Son corps disloqué, son crâne fendu. Le sang qui s’en échappe et se répand sur l’asphalte mouillé.
Elle se lève, sort de l’abribus et tourne lentement la tête. Son regard croise celui du conducteur de la voiture.
Le regard de son fils.
Lorsque je me réveille, les premières lueurs de l’aube éclairent faiblement la chambre. Aussitôt, je tourne la tête vers elle.
La regarder dormir, la trouver belle.
Sa respiration régulière, son visage serein.
La regarder dormir, la trouver belle.
Je l’ai toujours trouvée belle. Quel que soit le moment de la journée ou de la nuit. Quel que soit le moment de notre vie.
Assis près du lit, dans un fauteuil, je ne refermerai pas les yeux une seule seconde. Parce que ce serait une seconde perdue, inutile. J’aimerais la toucher, mais j’ai trop peur de la réveiller. Alors, immobile, les mains sur mes genoux, je me garde du moindre bruit.
Dehors, le soleil apparaît, baignant le jardin d’une douce lumière. Le printemps est là, c’est la saison qu’elle préfère. Celle de la renaissance, du regain, de l’espoir et des promesses.
Une simple bulle d’air…
Pendant qu’elle dort, je me demande à quoi elle rêve. Percer ses derniers secrets, jalousement gardés. Deviner ses peurs, celles que je voudrais passer ma vie à combattre. Celles que j’ai toujours tenté d’anéantir.
Pendant qu’elle dort, j’aimerais refaçonner ses souvenirs, pour qu’ils soient tous bons, beaux ou tendres. Effacer la moindre de ses blessures, consoler le moindre de ses chagrins passés ou à venir. Réécrire l’histoire, son histoire, afin qu’elle soit la plus belle qui ait jamais été contée.
Tant de choses que j’aimerais faire. Pour elle, avec elle. Tant de choses, encore… Tant de mots à lui dire, aussi. Alors, dans un souffle à peine audible, je me lance. Mes paroles semblent la bercer, un sourire illumine son visage.
Je lui dis combien elle est importante, essentielle. Combien ma vie serait vide et triste sans elle.
Je lui rappelle les rires et les peines partagés, lui révèle les choses cachées. Il y en a si peu… Lui confier mes doutes, mes échecs, mes craintes abyssales. Partager avec elle mes regrets, ceux que je n’ai jamais dits à personne. Même pas à elle, jusqu’à ce matin.
Dehors, le soleil s’est levé. Le printemps est là, c’est la saison que Juliette préfère.
Une simple bulle d’air…
J’abandonne la chambre, passe dans la salle à manger. J’ouvre les portes du buffet et en sors les albums photo. Un à un, je les parcours.
Juliette a classé les photos par ordre chronologique. Toute notre vie est là. Nos joies, nos peines, notre complicité. Nos efforts, nos récompenses. Voyages, rencontres, insouciance. Les amis qui ont disparu, ceux qui sont restés.
Ce que nous avons traversé, dépassé. Ce que le monde a de plus beau. De plus cruel, aussi.
Sur tous ces clichés, Juliette est magnifique. Comme elle n’a jamais cessé de l’être.
Chaque photo appelle un souvenir, certaines me font sourire, d’autres rire. Certaines me font pleurer, mais aucune ne me fait regretter les quarante années passées auprès d’elle.
Je referme les albums, les remets à leur place. Parce que Juliette n’aime pas le désordre. Notre maison est toujours bien rangée, toujours propre. Elle y tient, c’est comme ça.
Dehors, le soleil est au zénith. Une simple bulle d’air…
Je fais quelques pas dans notre jardin, immense. Juliette aime s’en occuper. Elle peut y passer des journées entières. À regarder s’épanouir ce qu’elle a créé. Des arbres et des plantes venus du monde entier, des endroits où se poser, se reposer. Des bancs, des bassins, des bosquets. Mille couleurs, mille odeurs. Un assemblage parfait.
Juliette est douée. C’est une artiste.
Elle a passé une partie de sa vie à photographier le monde pour l’offrir aux yeux de ceux qui n’avaient pas la chance de le connaître.
En immortaliser la vénusté, la laideur. L’horreur comme la douceur. Mettre sur papier le courage, la lâcheté.
Ici, le regard d’une mère tenant dans ses bras son enfant qui vient de mourir sous les bombes d’une guerre dont il ne connaît rien. Là, le sourire d’une fillette qui prend le chemin de l’école.
La famine, l’opulence. Le désert, la surpopulation. L’abandon, les retrouvailles, la vieillesse ou la naissance. Des baisers volés aux quatre coins de la planète, des cris, des pleurs.
Juliette a su capter tous ces instants, ces moments.
Et moi, je l’ai suivie partout où elle est allée. J’ai construit ma vie autour de la sienne, comme on fabrique un écrin pour protéger ce qu’il y a de plus précieux.
J’ai toujours veillé sur son talent puisque je n’en avais aucun.
Je m’assois sous le grand cerisier en fleur. Je ferme les yeux et, quand je les rouvre, les larmes inondent mon visage.
Le printemps est là, c’est la saison qu’elle préfère.
Mais cette année, Juliette ne le verra pas.
Parce qu’elle ne peut plus quitter sa chambre depuis de longues semaines. Une saloperie de cancer lui ronge les organes, aspirant sa vie peu à peu.
Ça aussi, elle a tenu à le photographier. Fixer aux sels d’argent sa lente déchéance, jour après jour.
Autoportraits saisissants, testament de l’artiste.
Depuis des mois, je me demande chaque jour comment un corps si fragile peut endurer tant de supplices.
Depuis deux mois, nous savons que c’est terminé. Que rien ne pourra plus la sauver.
Depuis deux mois, je me cache dans le jardin pour chialer comme un gosse.
Pendant les rares moments où le mal se replie, nous partageons, nous rions, nous vivons.
Hier après-midi, nous avons parlé de longues minutes.
Est-ce que je t’ai rendue heureuse ?
La plus heureuse du monde.
Nous avons évoqué nos souvenirs, chacun aidant la mémoire de l’autre.
Et puis le mal est revenu en force, s’acharnant sur elle sans relâche. Des gémissements, d’abord. Qui se transforment en cris, puis en hurlements. Je lui donne sa dose de morphine et lui tiens la main. Je lui parle à voix basse, la suppliant de résister. Encore et encore.
J’aimerais souffrir à sa place, ce serait tellement moins douloureux. Mais je suis impuissant, dépassé, inutile.
Hier soir, quand les douleurs se sont enfin calmées, elle m’a demandé de l’aider. Elle n’a pas eu besoin d’en dire plus. Pas de longues phrases, juste quelques mots et un regard.
Aide-moi, Baptiste. Aide-moi…
J’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds, que j’étais englouti par le néant. Je me suis enfui de la chambre. Je n’ai rien trouvé de mieux à faire que me sauver comme un lâche.
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