— Bonjour, Virginie… Qu’est-ce que vous faites, assise sur ce muret ?
Virginie a cessé de respirer. Ses yeux grimpent sur la façade du bâtiment et elle l’aperçoit, posté derrière la fenêtre. Il sourit, elle en est sûre.
— Vous comptez rester là toute la journée ? Montez, nous avons à parler, je crois…
Virginie refuse d’un signe de tête.
— Si, nous devons parler, je vous assure. Si vous voulez garder votre emploi, je vous conseille de rejoindre votre poste, tout de suite. Pensez à vos enfants, madame Leroy…
Il raccroche, continue à la fixer au travers de la vitre. Virginie s’enfuit en courant. Son portable sonne à nouveau, elle court, de plus en plus vite, comme s’il la poursuivait. Comme s’il allait à nouveau se jeter sur elle.
Virginie s’arrête quand elle n’arrive plus à respirer. Pliée en deux, elle s’accroche à un lampadaire sous le regard inquisiteur des passants. Puis elle s’écroule sur le trottoir.
Ça va, madame ? Vous avez besoin d’aide ?
Dimanche après-midi
— Maman, tu m’aides ?
Virginie lève la tête et aperçoit sa fille postée devant elle, un cahier à la main. Son cahier de français, plus précisément.
— Je suis fatiguée, soupire Virginie. Demande à Jonas de t’aider…
— Mais maman, il est pas là, Jonas. Il est parti hier soir avec le club de foot !… Ça va, t’es sûre ?
Oui, son fils est parti, maintenant Virginie s’en souvient. Et il rentrera ce soir, vers 22 heures. Elle s’extirpe du sofa, passe dans la cuisine, avale un grand verre d’eau. Sur ses talons, Marlène. Visiblement inquiète.
— C’est quoi, ton devoir de français ?
— Faut que tu me fasses réciter un poème.
Elles s’assoient à la table, Marlène ouvre son cahier et le présente à sa mère.
— C’est celui-là, indique-t-elle.
C’est alors que Virginie voit le titre du poème.
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie,
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?…
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir…
Marlène s’interrompt et dévisage sa mère.
— Maman ? Tu m’écoutes ?… Maman ?
Dimanche soir
Jonas pose son sac de sport dans l’entrée, passe dans la cuisine. Sa mère fume une cigarette devant la fenêtre.
— Salut, m’man…
— Salut, mon fils.
— Tu m’as pas gardé à manger ?… Tu m’as oublié ou quoi ?
Virginie écrase sa cigarette dans le cendrier.
— Je vais te préparer quelque chose vite fait…
— C’est bon, ça ira. J’ai pas très faim de toute façon… Tu me demandes pas si on a gagné ?
Virginie allume une autre cigarette.
Dix secondes plus tard, elle entend son fils claquer violemment la porte de sa chambre.
Lundi matin
Il pousse la porte, pose les yeux sur elle et sourit. Un abominable sourire qui n’a nul besoin de sous-titre.
Domination, humiliation.
Virginie garde les yeux rivés sur son écran. Elle sursaute quand Charmant ferme la porte du bureau. Se fige lorsqu’il s’approche.
— Bonjour, Virginie. Vous avez passé un agréable week-end ?
Elle serre les dents. Des gouttes de sueur commencent à perler sur son front.
— Vous avez perdu la parole ?
Il s’assoit en face d’elle, continuant à sourire. À la rabaisser du regard.
— Vous n’étiez pas là, vendredi. Et je n’ai reçu aucun justificatif de votre part…
Enfin, elle tourne la tête vers lui. La nausée revient aussitôt. Soudaine, violente.
— Je suppose que vous avez eu un problème, continue Charmant. Je veux bien passer l’éponge. Mais il faudra rattraper votre journée de travail… Alors, ce soir, vous resterez plus tard. Ce soir et les autres soirs. C’est d’accord ?
Virginie ferme les yeux. Envie de le tuer. De lui planter un couteau dans le ventre. De lui écorcher la figure. Jusqu’à l’os.
— Si vous me touchez encore, je porte plainte…
Son sourire s’élargit.
— Pardon ?
— Je porte plainte, je vous dis !
— Vous voulez porter plainte contre moi ? Mais pour quelle raison ?
Elle se lève, lui fait face. Ses mains tremblent, ses lèvres aussi. Lui est de marbre.
— Je raconterai tout !
— Madame Leroy, pardonnez-moi, mais je ne comprends pas un traître mot de ce que vous me dites… Vous êtes sûre que vous allez bien ? Vous ne semblez pas dans votre état normal… Souhaitez-vous qu’on vous accompagne à l’infirmerie ?
Quand elle sent jaillir les larmes, elle se maudit. Charmant esquisse un nouveau sourire, plus cruel encore que le précédent. Puis il se lève.
— Prenez soin de vous, mon petit. Vous avez l’air fatigué, je vous assure.
Il quitte le bureau, elle tombe sur sa chaise, laisse les larmes couler franchement. Elle récupère son téléphone dans la poche de son jean, interrompt l’enregistrement.
Elle aurait dû se douter que ce salaud était trop intelligent pour tomber dans le piège.
Lundi midi
Virginie s’assoit sur la banquette en faux cuir située au milieu de la salle désertée. Le lundi, le musée est fermé au public et les employés peuvent en profiter. En face d’elle, l’une des œuvres majeures de Degas, Les Repasseuses . Le clou de l’exposition. Virginie n’y connaît rien en peinture. Les seuls tableaux qu’elle a vus en vrai dans sa vie, c’est ici. Pourtant, le travail du peintre éveille quelque chose au fond d’elle ; il accroît son désespoir.
Virginie est dans une impasse. Un coupe-gorge. Elle a écrit sa lettre de démission. Sait que si elle la remet à la DRH, elle n’aura droit à rien, pas même aux allocations chômage. Elle sait aussi qu’elle ne retrouvera pas de travail avant longtemps. Car si Charmant l’a recrutée, ce n’était pas pour son expérience fort limitée.
Je vous ai choisie parce que vous me faites bander.
Voilà ce qu’il lui a craché au visage, deux minutes avant de la violer.
Virginie consulte sa montre ; il est 13 h 30, elle doit rejoindre son bureau. Retrouver le monstre. Elle se lève, se dirige vers le fond de la salle. Mais soudain, elle s’immobilise face à une autre œuvre du maître. Elle reste pétrifiée de longues secondes, ne pouvant détacher ses yeux de la toile. Sa gorge se serre, les larmes reviennent.
Une chambre, modeste. Dans la lumière, une jeune femme prostrée, aux épaules dénudées. Dans l’ombre, un homme la regarde, comme un prédateur observerait sa proie. Sous le tableau, Virginie lit quelques lignes au sujet de l’œuvre.
« L’Intérieur , huile sur toile peinte en 1868–1869, communément appelée Le Viol , bien qu’Edgar Degas n’ait jamais accepté ce titre. »
Lundi soir
Virginie éteint son ordinateur, range ses dossiers. Elle prend son sac, cherche son téléphone. Il n’est pas sur le bureau, pas dans son sac. Elle se rend à la photocopieuse, se disant qu’elle l’a peut-être oublié là-bas. Mais là non plus, elle ne trouve rien. Elle rebrousse chemin, s’arrête devant une porte ouverte. Mme Reinhardt, la comptable, est encore là.
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