Alors David s’enfuit. Pris de panique, il voudrait disparaître.
Il escalade la clôture, s’écorche la peau aux lames effilées d’un buisson d’aubépine. Malgré les sanglots, malgré la peur, il court à en perdre haleine jusqu’à la rivière toute proche. Il balance le pistolet dans les eaux profondes et sombres. Là où on ne pourra jamais le retrouver. Puis il s’engage sur le vieux pont et décide de se réfugier en dessous. C’est là qu’il se cachait lorsqu’il jouait avec son père.
Ce père qu’il vient de tuer.
Sa cacher, pour oublier. Pour qu’on ne le retrouve jamais. Qu’on ne sache jamais ce qu’il a fait.
Il descend la berge escarpée, sa cheville se tord. La chute est brutale, il sent ses os se rompre…
Jeudi soir
À son regard, elle comprend qu’il vient de franchir la limite. Qu’il a arraché les derniers lambeaux de civilisation qui couvraient encore son corps.
Elle comprend qu’il a oublié son nom, son rang, les règles auxquelles il se pliait depuis tant d’années. Qu’il est retourné à l’état sauvage, obéissant désormais à son cerveau reptilien, esclave de ses instincts.
À cet instant, il n’est plus qu’un ennemi, un danger. Une bête sauvage qui va prendre de force ce qu’elle refuse de lui donner.
Tout cela, Virginie le réalise en une fraction de seconde.
Trop tard.
Elle esquisse un pas en arrière, il se jette sur elle. La chute est brutale, mais Virginie garde ses esprits. Elle se débat, rampe pour tenter de lui échapper. Il est le plus fort, il est féroce.
Avec ses jambes, elle le frappe, le repousse, se relève. Elle arrive jusqu’à la porte, touche la poignée, effleure l’espoir. Mais il l’attrape par les cheveux, la ramène en arrière. Sur le ring. Combat inégal. Illégal.
Il la plaque ventre contre terre, pesant de tout son poids sur elle. Elle se met à hurler, mais elle sait que l’étage est désert à cette heure-ci, que personne ne viendra. Virginie se sait condamnée.
D’une main, il la bâillonne quand même. De l’autre, il fait remonter sa jupe, descendre sa culotte. Elle tente de le frapper encore, parvient à lui asséner un coup de coude, sans doute dans la mâchoire. Ça ne fait que décupler sa fureur.
Virginie étouffe sous le poids de son agresseur. Sous le poids d’une terreur inconnue. Effroyable.
Il la force à écarter les jambes, elle comprend qu’il essaie de déboutonner son pantalon, qu’il a du mal à y arriver. Elle ne peut plus voir son visage, ses yeux. Mais elle sent son souffle sur sa nuque. Juste après, elle entend ses paroles. Parce que lui arrive encore à parler.
Reste tranquille… Tu vas voir, tu vas aimer ça.
C’est à ce moment précis que Virginie sent quelque chose céder en elle. Comme une faille gigantesque qui l’ouvrirait en deux. Soudain, plus aucune force. Plus aucune volonté. Ou plutôt, une seule. Ne pas mourir.
D’instinct, elle vient de passer en mode survie.
C’est à ce moment précis que Virginie cesse de lutter. Qu’elle abandonne son corps à son tortionnaire, se réfugiant tout entière dans un petit coin de son esprit comme dans une tanière.
Lorsqu’il la pénètre, la douleur la réveille brutalement. Aucun cri ne jaillit de sa gorge, mais elle se mord la lèvre jusqu’au sang. Ses ongles griffent le sol, ses mains se referment sur une indicible souffrance. Qu’elle ne pourra jamais expliquer à personne. Jamais partager avec personne.
Son corps ne lui appartient plus, il appartient à un homme qu’elle connaît à peine. Un homme qu’elle déteste. Qui a tous les pouvoirs.
Qui entre en elle par effraction, la profane.
Tu vas voir, tu vas aimer ça…
Virginie descend l’escalier de service, sa main droite désespérément serrée sur la rampe. Dans le hall d’entrée, elle passe devant le bureau vitré de l’agent de sécurité. Elle croit entendre qu’il lui parle. Croit le voir sourire. Un sourire cruel, comme s’il savait ce qu’elle vient de subir. Comme si l’humiliation était tatouée en lettres écarlates sur son front.
Les néons l’aveuglent, éclairant la scène du crime de manière indécente. Ses jambes ont du mal à la soutenir, elle a envie de vomir.
Virginie ?… Vous allez bien ?
Oui, le veilleur de nuit vient de lui parler. Mais Virginie ne comprend pas ce qu’il dit, ne trouve pas la force de lui répondre ni même de le regarder. Elle avance dans un brouillard étrange jusqu’à la porte.
La rue, enfin. Un vent glacial la gifle violemment. Virginie titube sur le trottoir, sans se rendre compte qu’il pleut à verse. Elle ne sait même plus s’il fait jour, nuit. Si elle est encore en vie, si elle est morte.
La douleur lancinante entre ses cuisses remonte jusqu’à son cœur. Alors, une main contre le mur de l’immeuble, elle se plie en deux. Une convulsion plus forte que les autres vide son estomac sur le goudron mouillé. Un couple qui passe par là la dévisage avec horreur.
Faut pas trop forcer sur la bouteille !
Virginie cherche sa voiture, ne la trouve pas. Finit par se souvenir qu’elle l’a prêtée à sa sœur.
Le bus s’arrête, les portes s’ouvrent, Virginie monte. Elle oublie de valider sa carte, s’effondre sur un siège. Le chauffeur redémarre, l’eau coule obstinément sur les vitres. Le sang, dans ses veines.
La vie continue, la sienne s’est arrêtée.
Elle a l’impression que tous les passagers la fixent. Qu’ils savent, eux aussi. Alors, elle regarde ses mains, ses ongles cassés, ses bas déchirés. Elle tire sur sa jupe, déchirée elle aussi. Ces vêtements, elle va les jeter, les brûler. Parce qu’il a posé ses mains dessus. Parce qu’il les a souillés.
Souillée, à jamais, les yeux hagards, Virginie regarde défiler les lumières d’une ville qu’elle ne reconnaît plus. Aucune larme pour la soulager. Aucun mot, aucune pensée. Juste cette terrible nausée. Cette salissure, comme si on avait enduit son corps de boue. De merde.
Le bus se vide d’arrêt en arrêt. Virginie rate le sien, descend au suivant. Marcher, encore et encore. Sous une pluie battante et froide. Lentement, son cerveau se remet à fonctionner.
Comment une horreur pareille a pu m’arriver ? Qu’est-ce que je vais dire à Jonas ? À Marlène ? Rien.
Virginie ne va rien dire. Ou tout dire, elle ne sait pas. Ne sait plus.
Comment trouver les mots ? Où puiser la force ?
Quand elle arrive en bas de son immeuble, elle a oublié le code. Oublié qu’il en fallait un. Elle tire à nouveau sur sa jupe, se torture les méninges pour se souvenir. Elle finit par trouver la bonne combinaison, entre dans le hall, s’écroule sur la première marche. Elle tremble, de la tête aux pieds. Son souffle est court, saccadé.
Pourvu que personne n’entre, que personne ne me voie.
Virginie fume une cigarette, jette le mégot par terre. Le piétine avec rage, mais sans aucune force.
Tu vas voir, tu vas aimer ça…
Elle entre dans l’ascenseur, se fige face à son reflet dans le miroir. La bouche ouverte, elle fixe ce visage qui n’est pas le sien. Cette femme qui ne lui ressemble pas. Cette victime impuissante.
Quand elle arrive à son étage, elle s’éternise dans la cabine, essayant de se recoiffer. Elle quitte enfin l’ascenseur, resserre son manteau sur son corps saisi d’effroi. Transi de froid.
Le son d’une télévision, des rires d’enfants. Ses enfants. Jonas et Marlène, seize et dix ans. Oui, elle s’en souvient. Son appartement, ses enfants. Sa vie. Ou plutôt son ancienne vie. Car, à cette seconde, elle a l’impression que tout se conjugue au passé. L’impression qu’elle marche vers son cercueil.
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