— Amélie, vous n’auriez pas trouvé un téléphone à l’étage ? J’ai perdu le mien !
— Il doit être dans votre bureau. Appelez-le avec votre fixe !
— Il est sur vibreur, vous savez bien que M. Charmant ne supporte pas les sonneries…
— Vous allez finir par le trouver, il n’a pas pu se volatiliser.
Virginie rejoint son bureau, renonce à trouver son téléphone et prend son sac. Partir, maintenant qu’il est encore temps. Elle presse le pas dans le couloir, appuie sur le bouton de l’ascenseur.
— Madame Leroy ?
Son sang se fige dans ses veines, sa tension monte en flèche. Elle se retourne. Charmant est quelques mètres derrière elle.
— Nous étions convenus que vous resteriez plus tard ce soir, non ?
— Je… Ma fille est malade. Je dois y aller.
— Soit. Mais dans ce cas, il est inutile de revenir demain. Ni après-demain, d’ailleurs.
La cabine arrive, les portes s’ouvrent, Virginie sent son cœur se déchirer. Mme Reinhardt choisit cet instant pour rejoindre l’ascenseur à son tour.
— Vous montez ou pas ? demande-t-elle.
À ses yeux, Virginie comprend que la comptable sait. Qu’elle n’ignore pas ce que Charmant est en train de faire. En silence, Virginie la supplie de ne pas l’abandonner. De l’aider.
— Non, Mme Leroy va rester un peu, assène Charmant. N’est-ce pas ?
La comptable pénètre dans l’ascenseur, adresse un sourire gêné à Virginie et appuie sur le bouton du rez-de-chaussée. Les portes se ferment. Ils ne sont plus que tous les deux. Seuls à l’étage.
Virginie, seule au monde.
Quand Virginie arrive chez elle, il est déjà 20 h 45. Il y a des voix, des rires, de la vie. Le bruit de fond d’une télévision.
— Virginie, c’est toi ?
La voix de Mathilde, sa sœur. Mais pour Virginie, les sons semblent lointains. Comme étrangers. Mathilde sort de la cuisine, vient l’embrasser.
— Qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâle… T’as eu un malaise ?
Virginie ne répond pas. Elle accroche son manteau au perroquet de l’entrée, se réfugie dans la salle de bains, s’y enferme. Elle arrache ses vêtements, les jette par terre. Elle se penche au-dessus du lavabo, ouvre le robinet, se rince la bouche pendant de longues minutes. Aussitôt après, c’est au-dessus des toilettes qu’elle se penche.
Virginie entre dans la cuisine, les cheveux mouillés, vêtue d’un simple peignoir. Ses enfants et sa sœur la dévisagent.
— T’es malade ? demande Mathilde.
— Ça va, rétorque Virginie. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je t’avais dit que je viendrais te rendre la voiture ce soir…
— Qu’est-ce que tu as, maman ? questionne Marlène.
— Rien.
Jonas dévisage sa mère avec insistance, mais garde le silence.
— J’ai aidé Marlène à faire ses devoirs, j’ai fait faire une heure de conduite à Jonas et je leur ai préparé à manger, énonce Mathilde.
— Je sais, je rentre tard ! envoie sèchement Virginie. Mais c’est parce que je bosse, je te le rappelle !
— Ça va, calme-toi ! C’était pas un reproche.
Finalement, elle les abandonne et s’allonge sur le sofa du salon. Obscurité et solitude, c’est tout ce qu’elle demande. Tout ce qu’elle peut encore supporter.
Virginie a retrouvé son téléphone. Il était dans le tiroir du bureau de Charmant.
Si tu crois que tu vas réussir à me piéger, ma pauvre Virginie… Désormais, tu me remettras ton téléphone chaque matin et tu le récupéreras en fin de journée. Et chaque soir, tu resteras un peu avec moi. Sinon, je te dégage. Sans préavis et sans indemnités. Alors si tu veux que tes gosses aient à bouffer le mois prochain, sois gentille…
Chaque soir. Se mettre à genoux devant lui. Ou s’allonger sur le bureau. Voilà ce qu’il lui demande. Ce qu’il lui ordonne.
T’as pas de mec, je suis sûr que t’es en manque… Mais je vais arranger ça ! En plus, je sais que je te plais ! Si tu crois que j’ai pas vu comment tu me regardes, salope… Alors arrête de faire ta sainte-nitouche…
Virginie ferme les yeux. Elle n’a même plus la force de pleurer. De se révolter. Elle a seulement envie de mourir. À cet instant, elle voudrait ne pas avoir d’enfants. Être libre.
Libre de dénoncer ce salopard, de le traîner devant un juge. Libre de sauter par la fenêtre pour s’écraser cinq étages plus bas. Avec comme épitaphe, Virginie Leroy, trente-six ans, morte de honte, de peur, de désespoir.
Quand Virginie ouvre un œil, la maison est plongée dans le silence. La petite veilleuse du salon est allumée et Virginie distingue une ombre dans le vieux fauteuil.
— Jonas ? Quelle heure il est ?
— Minuit et quelques…
— Pourquoi tu n’es pas couché ?
— J’ai pas sommeil… Qu’est-ce qui t’arrive, maman ?
— Rien, grogne Virginie en s’asseyant sur le sofa.
— Arrête. Cet enfoiré est en train de te rendre dingue… Faut que tu démissionnes.
Il parle comme s’il était l’homme de la maison. Depuis que son père est parti, Jonas a tendance à endosser ce rôle.
— Ah oui ? rétorque sa mère. C’est une excellente idée, mon fils. Mais explique-moi comment je ferai pour payer le loyer, la bouffe et tout le reste ?
Jonas baisse la tête. Ils restent silencieux un long moment.
— Va te coucher, maintenant. Il est tard.
Jeudi soir
Cette douleur au ventre. Comme si elle avait avalé des lames de rasoir.
Cette douleur, Virginie la connaît bien désormais. Elle ne la quitte plus et se fait plus violente encore lorsque l’étage est désert. Lorsqu’il ne reste plus qu’une victime et son bourreau.
Une douleur qui la tue à petit feu. Lentement mais sûrement. Plus rien n’a de goût ni d’intérêt. Plus rien n’a de sens.
Travailler pour gagner sa mort.
Il va arriver d’une seconde à l’autre et Virginie a l’impression qu’elle n’y survivra pas. Elle vide un gobelet d’eau, manque de s’étrangler. Charmant est à l’entrée du bureau. Bras croisés, il l’observe.
— Tu as une sale tête, dit-il d’un air désolé. Tu te laisses aller, Virginie…
Il s’approche, se poste juste derrière elle. Virginie se raidit de la tête aux pieds.
— Tu ne te maquilles plus, tu t’habilles mal… Tu crois que ça va me décourager ?
Les yeux de Virginie se posent sur le coupe-papier.
Ça ne suffirait même pas à le tuer. Juste à m’envoyer derrière les barreaux…
— Ce serait bien que tu fasses un effort, continue Charmant en posant ses mains sur les épaules de la jeune femme. Ça pourrait coller, nous deux, non ? Moi, j’en suis sûr ! Mais pour ça, faudrait que tu te détendes un peu…
Le visage de Virginie se crispe encore plus.
— Si vous me touchez, je me jetterai par la fenêtre, murmure-t-elle. Et vous devrez expliquer mon suicide.
Charmant sourit tristement.
— Si tu fais ça, tes gosses finiront dans un foyer. Ils seront séparés. Tu imagines ? Tu imagines ce qu’ils deviendront ?
Il serre légèrement sa poigne autour de son cou.
— Je sais que tu es une bonne mère, Virginie. Tu ne peux pas souhaiter ça pour eux… Tu ne peux pas leur faire ça… Sois raisonnable. Si tu fais un effort, je te promets que tu ne le regretteras pas. Un CDI et une augmentation, ça arrangerait tes affaires, non ?
Virginie se mure dans le silence, comme dans une armure, luttant seulement pour juguler ses larmes.
— Il y a une semaine, j’ai déconné, poursuit Charmant. Ça n’arrivera plus, je te le promets.
Il fait pivoter la chaise sur laquelle Virginie est assise, la force à se lever, la pousse contre le bureau, déboutonne son chemisier.
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