— Appeler les secours ?
David partit dans un rire nerveux, presque incontrôlable. Innocenti avait du mal à respirer. La panique l’étouffait. Il secoua simplement la tête, comme pour nier les faits accablants.
— Ce jour-là, j’ai vu ta sale gueule et je peux te jurer qu’elle s’est gravée dans ma mémoire… J’ai entendu ta voix aussi. Quand tu as dit que c’était à mon tour de mourir. Je crois même que tu t’es marré…. Tu rigoles moins aujourd’hui, hein ?
— Vous vous trompez, murmura l’homme. Vous vous trompez de personne, je vous assure.
— J’ai vu ton visage, j’ai entendu ta voix, j’ai même senti ton odeur écœurante.
Après le rire, les larmes. David attrapa l’homme par les épaules et le secoua aussi fort qu’il put.
— En me sauvant, je suis tombé et je me suis brisé la colonne vertébrale. J’ai passé la nuit à agoniser dans un fossé ! hurla-t-il. Quand on m’a récupéré, j’étais quasiment mort, moi aussi !
— Arrêtez, je vous en supplie… ça ne peut pas être moi, je vous le jure. Écoutez-moi, je vous en prie… Je n’étais pas là-bas à cette époque, j’étais…
David serra soudain ses mains autour du cou d’Innocenti. L’homme tenta de le repousser à l’aide de ses jambes. Mais David était possédé par une telle rage que rien ne pouvait le faire lâcher. Il serrait de plus en plus fort, pleurait de plus en plus.
Le crime dura de longues secondes, plusieurs minutes. Les yeux d’Innocenti se révulsaient, il ouvrait grand la bouche pour trouver de l’air. Puis il sombra.
Les ténèbres dans lesquelles Innocenti plongeait lentement s’irradièrent soudain. Une vive lumière blanche naquit du néant et chassa l’obscurité.
Ce fut la dernière chose qu’il vit.
David desserra ses mains et recula précipitamment. Lui aussi avait le souffle coupé.
Je l’ai tué.
Papa, je l’ai buté, ce salaud !
Il se remit à pleurer et resta de longues minutes, bras ballants, face à son crime.
— Tu l’as mérité, murmura-t-il au cadavre. Tu l’as mérité…
Les souvenirs affluèrent, violents et précis. David ferma les yeux.
Une belle fin d’après-midi. David se tient sur le perron de la maison, son père est dans le jardin.
— Papa, tu joues avec moi ?
C’est alors qu’une voiture grise stoppe devant le portail. C’est alors que surgit l’homme au manteau noir. Il s’introduit dans le jardin, comme s’il venait rendre une amicale visite.
Il sort de sa poche un petit pistolet. Le bruit est assourdissant, le père de David s’écroule, une balle en plein front. Tout va à une vitesse folle.
L’homme au manteau noir s’approche, pour vérifier que le père de David est bien mort. Puis il fixe longuement le garçon tétanisé au fond des yeux.
David se précipite vers l’assassin, lui donne des coups de pied, des coups de poing.
— Tu perds ton temps ! lui dit l’homme en rigolant.
Il a une voix très grave, un parfum très fort.
— Tu vas mourir toi aussi. C’est ton tour maintenant…
Alors David s’enfuit. Il escalade la clôture, s’écorche la peau aux lames effilées d’un buisson d’aubépine. Malgré les sanglots, malgré la peur, il court à en perdre haleine jusqu’à la rivière toute proche. Parfois, il se retourne, pour voir si l’homme en noir l’a suivi.
Il s’engage sur le vieux pont, décide de se réfugier en dessous. C’est là qu’il se cachait lorsqu’il jouait avec son père.
Il descend la berge escarpée, sa cheville se tord. La chute est brutale, il sent ses os se rompre.
Lorsque David se réveille, il est dans une chambre d’hôpital. Il y restera près de quatre mois. Une vertèbre et les deux jambes fracturées.
Aux policiers qui viennent l’interroger, il raconte. L’homme en noir, le pistolet. L’enquête durera longtemps mais n’aboutira jamais…
David rouvrit les yeux sur l’effrayant cadavre. Il tenta de reprendre ses esprits.
Je viens de tuer un homme. Non, de l’assassiner .
Perpétuité.
Il observa le décor autour de lui, hagard. Il avait laissé des empreintes un peu partout, ils allaient retrouver sa trace… Sans parler de la jeune femme qui l’avait vu sortir de l’ascenseur. Et peut-être qu’un voisin avait entendu les bruits de lutte, les hurlements d’Innocenti ? Peut-être que les flics étaient déjà en route ?
Il entendit alors la voix de son père.
Ils comprendront, ne t’inquiète pas. Ils comprendront pourquoi tu as fait ça. Tu n’iras pas en prison…
David secoua la tête.
Je n’irai pas en taule à cause de toi, espèce de fumier !
Il ne pouvait plus regarder le corps de sa victime, défigurée par le manque d’oxygène. Une abomination.
Il courut jusqu’à la cuisine, chercha un torchon et commença à essuyer tout ce qu’il avait pu toucher dans l’appartement. Il passa dans l’entrée pour nettoyer la poignée de la porte et c’est alors qu’il remarqua la photo dans le cadre doré. Innocenti, plus jeune, entouré de deux autres hommes. Tous trois habillés en pseudo-explorateurs, au milieu de la jungle.
Et cette légende : Voyage en Birmanie, février à juin 1994.
La douleur explosa dans son ventre avant d’irradier chacun de ses membres.
David fixa la photo de longues minutes durant.
Puis il eut le courage de tourner la tête vers le cadavre qui gisait dans le fauteuil.
— Ce n’était pas toi, murmura-t-il. Mais dans chaque guerre, il y a des innocents qui meurent.
David termina de faire disparaître ses empreintes, récupéra les clefs et ferma l’appartement avant de quitter l’immeuble le plus discrètement possible.
Dehors, le froid semblait plus vif encore. David reprit le chemin de la gare, songeant qu’il lui faudrait débourser dix euros pour échanger son billet afin de prendre le prochain train en direction de Lille.
Il habitait toujours près de Beauval, dans la maison de son défunt père. Sa mère était morte alors qu’il n’avait que trois ans, il ne se souvenait pas d’elle.
Il marchait vite, comme pour s’éloigner de son crime. De l’innocent qu’il venait de sacrifier sur l’autel de sa vengeance. Le coupable était toujours en vie. Toujours libre.
— Un jour, je te retrouverai et je te tuerai, murmura David. Mais je ne commettrai pas les mêmes erreurs, la prochaine fois…
Une puissante rafale de blizzard emporta ses mots au bout de la rue.
Une belle fin d’après-midi. David se tient sur le perron de la maison, son père est dans le jardin.
— Papa, tu joues avec moi ?
Son père tourne la tête et son visage se crispe.
David sait qu’il n’a pas le droit de le toucher. Mais l’autre jour, il a vu son père le montrer à un ami. Et n’a pas tardé à découvrir où il était caché. Tout en haut d’un placard.
Le Cobra Derringer 9 mm. Une arme de poche qui ressemble à un jouet.
— Papa, tu joues avec moi ?
— Donne-moi ce pistolet, ordonne son père en s’approchant doucement.
David se prend pour un flic, un justicier, un cow-boy. Il arme le chien, fait semblant de tirer.
— David, donne-moi ça, répète son père.
L’enfant rigole et s’amuse à viser son père.
— Pan, pan !
Pan. Le coup est parti tout seul.
Le bruit est assourdissant, le père de David s’écroule, une balle en plein front. Tout va à une vitesse folle.
— Papa ?
David s’approche, essaie de secouer son père. Il a les yeux ouverts, encore. Mais il ne réagit plus.
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