Il ne reste pas grand-chose de moi, non. Elle m’a tout pris, m’a transformé en amoureux transi. Crédule et con.
Avant de me changer en bête féroce.
Elle s’arrête soudain le long du trottoir, je freine en urgence et éteins mes phares. Elle quitte sa voiture, s’élance jusqu’au distributeur d’une banque.
Je pourrais agir maintenant. Lui faire payer, maintenant. Lui faire regretter tout le mal qu’elle me fait.
Pourtant, je ne bouge pas, lui accordant encore quelques minutes. Nous accordant encore quelques instants.
Les derniers.
Je la contemple, simplement, tandis qu’elle retire de l’argent au guichet automatique. Sa robe est vraiment trop courte. Ses jambes, vraiment très longues.
Elle range les billets dans une pochette, se remet au volant. Alors je la suis.
Je la suivrai jusqu’en enfer. La seule destination possible, désormais.
Tout cet amour que je lui ai donné. Personne, jamais, ne lui en a offert autant. Alors pourquoi est-elle allée le rejoindre ce soir ? Pourquoi toutes ces nuits avec lui ? Là, juste sous mon nez. Comme si je n’existais pas, comme si je n’étais rien pour elle.
Mais sans doute que je ne suis rien pour elle !
Rien ?
Je serai son ultime cauchemar. C’est déjà quelque chose.
Je roule juste derrière elle, elle ne s’en aperçoit même pas. Parce qu’elle pense à l’autre, au fumier qui me l’a enlevée.
Volée. Arrachée.
Je pleure de douleur, mes mâchoires sont si serrées que mes dents vont se briser.
Elle ne fait pas attention à ma présence ! Trop occupée à se remémorer les heures qu’elle vient de passer dans ses bras. Peut-être ressent-elle encore le plaisir indécent qu’elle a gémi une heure auparavant ? Peut-être sent-elle encore l’odeur des draps froissés ?
J’avais l’oreille collée au volet de la chambre, j’ai tout entendu. Tout subi.
Soir après soir.
Étreintes brûlantes, obscènes.
Des lames en fusion se sont fichées dans mon ventre, des larmes brûlantes coulent sur mon visage contracté à mort.
À mort, l’infidèle.
Des sirènes hurlent dans ma tête. J’hésite. Pourtant, j’ai décidé que cette nuit serait la dernière. J’ai décidé que, cette nuit, j’irais lui rendre toute la souffrance infligée. Et mettre un terme à notre relation.
Pas une séparation en douceur ou d’un commun accord, non.
Ne rêvez pas : ce sera brutal et définitif.
Elle a encore stoppé sa voiture, en double file cette fois. Après avoir mis les warning, elle court acheter deux paquets de cigarettes dans le seul tabac ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Des Royale mentholées, légères. Elle ne fume rien d’autre, je le sais. Je connais chacune de ses habitudes, la moindre de ses manies.
C’est ça, aimer quelqu’un.
Ou le haïr.
Dix minutes plus tard, ma filature reprend tandis que la flamme de son briquet embrase l’habitacle de sa Cooper.
Assez.
Assez que cette fille me mène en bateau, me laisse croire qu’on est faits l’un pour l’autre, qu’on a un avenir.
Assez qu’elle aille se faire sauter par un autre alors que je l’attends sagement.
Pour qui me prend-elle ?
Enfin, nous sommes arrivés.
Enfin ou déjà, je ne saurais dire.
Elle gare sa voiture devant la maison, récupère son sac à main sur le siège passager et descend.
Moi aussi, je quitte ma voiture. Ma main droite serre la crosse du revolver.
Elle n’a toujours pas flairé ma présence.
Pourtant, je suis juste derrière elle.
Elle est née en été, moi aussi.
On était faits pour se rencontrer.
La première fois que je l’ai vue, j’ai su que c’était elle. Que c’était pour la vie. Mais une vie, ça peut s’arrêter n’importe quand.
Elle a trente et un ans, enseigne le français dans un collège. Elle adore les chats, la musique baroque et les chaussures à talons hauts.
J’ai trente-deux ans, j’adore les chats, la musique baroque et ses chaussures à talons hauts.
Si elle adorait les mygales, j’adorerais les mygales. Si elle écoutait du jazz, j’écouterais Dizzy Gillespie, Duke Ellington ou Miles Davis à longueur de temps. Parce que je l’aime comme jamais personne ne l’a aimée. Parce qu’elle a cette chance.
Pourtant, elle est mon malheur.
Et dans quelques minutes, je vais devenir le sien.
Tandis que je la regarde rentrer chez elle, dans son petit appartement en rez-de-jardin, je me demande pourquoi. Pourquoi elle n’a pas terminé sa nuit entre se draps.
Elle ne termine jamais la nuit chez lui.
Elle ne ferme jamais sa porte-fenêtre coulissante à clef.
Ça aussi, je le sais.
Alors, j’escalade le portillon et traverse le minuscule jardin, sans un bruit. Même son putain de chat ne m’entendra pas.
J’essuie la sueur qui perle sur mon front, je m’approche de la baie vitrée. Dans les bras des ténèbres, je peux encore l’observer, tandis qu’elle retire ses chaussures. Puis sa robe.
Ma main serre l’arme de plus en plus fort.
Mon existence n’a été qu’une succession de jours sans saveur ni odeur jusqu’à ce que je la rencontre.
Je n’ai jamais vraiment été malheureux. Ce fut bien pire.
Je n’ai jamais vraiment été.
J’ai traversé la vie comme le vent traverse la cime des arbres. Sans laisser de traces. Inlassablement, tristement.
Vainement.
Ma mère ne m’a jamais aimé, ça, j’en suis certain. Détesté ? Je ne crois pas. Envers moi, elle n’était ni tendre ni brutale. Je crois simplement qu’elle ne me voulait pas. Ne me voyait pas. Obsédée par sa propre image. Son propre reflet dans les miroirs déformants que sont les yeux des hommes.
Et moi, j’ai toujours eu l’atroce impression de ne pas exister. Enfant, je me demandais si je vivais un simple cauchemar. Un de ceux dont on s’évade le matin venu.
Je vais me réveiller, maman me prendra dans ses bras, m’embrassera.
Mais jamais je ne me suis réveillé.
Si. Le jour où je l’ai rencontrée.
Elle.
Qui enfile sa nuisette, sans se douter que je suis là. Que je l’observe au point de me blesser les yeux.
Elle qui boit un verre d’eau fraîche devant la porte ouverte du frigo dont la lumière blafarde sculpte ses courbes parfaites.
Je l’ai rencontrée, et je me suis dit qu’enfin j’allais exister. Exister pour quelqu’un.
Exister pour de vrai.
J’ai bâti mille et un projets en regardant son visage, en écoutant son rire ou sa voix.
Car je peux passer des heures à la regarder. Simplement à la regarder. Vivre, ou dormir.
Mille et un projets, oui. Anéantis, piétinés. Parce qu’elle m’a trompé, qu’elle m’a préféré ce sale type insignifiant. Aussi insignifiant que moi…
Sauf que lui, il ne l’aime pas. Je le devine, je le sens. C’est insupportable.
Le vent ne laisse aucune trace.
Sauf lorsqu’il se métamorphose en tempête.
Elle vient de s’asseoir sur le lit et consulte un message sur son téléphone. Sans doute le mec au caleçon qui lui souhaite de faire de beaux rêves.
S’il savait…
Je franchis la baie vitrée, le chat noir me fixe de ses yeux jaunes mais ne bouge pas, le traître.
Il faut que je m’approche du lit pour qu’elle me voie enfin.
Il faut que je ne sois plus qu’à un mètre d’elle pour exister à ses yeux.
Elle pousse une sorte de cri, puis se fige. Je vois la terreur la transfigurer. Le silence est absolu maintenant. J’entends juste sa respiration paniquée. Son regard oscille de ma main droite à mon visage, qu’elle tente de déchiffrer. Le chat saute de sa chaise et se sauve. Elle, immobile, se demande ce que je vais faire.
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