Le gardien-chef se met à pleurer à son tour.
— Vous allez savoir ce que ça fait d’appeler au secours sans que personne ne vous entende.
Je voudrais sourire mais n’y parviens pas. En ce moment crucial, je ne ressens pas le plaisir escompté.
Je hais tous ceux qui sont enfermés dans cette cage. Pourtant, quelque chose résonne en moi. Une voix, de plus en plus nette.
Qu’aurais-je fait à leur place ?
Je parle des jurés. Des cinq jurés ici présents.
Oui, qu’aurais-je fait à leur place ? Aurais-je été meilleur qu’eux ?
Je secoue la tête, m’éloigne doucement.
— Salaud !
Je me retourne. Sophie est accrochée aux barreaux, les yeux exorbités.
— Assassin !
Je parviens enfin à sourire.
— Cette fois-ci, tu peux le dire. Parce que c’est vrai. Mais j’ai déjà payé pour ce crime…
— J’ai deux enfants ! intervient Patricia. La plus jeune a dix ans…
— Ils apprendront à vivre sans vous.
La toubib baisse la tête, vaincue. Je pose le doigt sur l’interrupteur et me ravise.
— Je vous laisse la lumière, dis-je. Comme ça, vous vous verrez mourir l’un après l’autre.
Je claque la porte, donne un tour de clef. J’entends encore des voix me supplier de revenir en arrière tandis que je traverse les immenses écuries où sont stationnées les voitures de mes prisonniers. Puis je ferme les deux battants à clef. D’ici on ne peut plus les entendre crier. Ça me rassure.
J’ajoute un énorme cadenas au cas où quelqu’un parviendrait à passer par-dessus la clôture.
Ils m’ont jeté en pâture aux fauves. Appétit insatiable. Cruauté sans égale.
Sans défense, j’ai subi le pire.
L’irréparable.
J’aurais préféré qu’on me tue, qu’on m’achève.
J’aurais préféré ne jamais connaître la vie plutôt que de connaître ça.
J’aurais voulu que quelqu’un entende mes cris.
Que quelqu’un me réponde.
Je ne savais pas que ça existait. Que ça pouvait m’arriver.
Qu’une vie peut basculer, d’une minute à l’autre. Juste parce qu’on croise le chemin de l’horreur.
Ma vie est devenue un long tunnel, une obscurité totale, un manque d’espoir.
Ma vie est devenue une succession d’atrocités.
Ma vie est finie.
J’ai réuni mes affaires dans une petite valise, je descends dans le grand hall. Une dernière fois, je regarde ces murs, ces plafonds. Cette demeure qui aura été le théâtre de ma dernière résurrection.
De l’ultime tragédie.
Puis je ferme tout et place mon bagage dans le coffre de la voiture.
Je jette un coup d’œil vers la porte des écuries et j’ai l’impression d’entendre les cris, les prières.
Pourtant, il n’y a aucun bruit.
Lorsque le portail se referme derrière moi, une blessure s’ouvre dans mon ventre.
Qui jamais ne se refermera, je le sais.
Pendant des années, j’ai rêvé de ce moment. C’était mon seul point d’accroche, la seule raison de ne pas me trancher les veines. Tapi dans l’ombre d’une cellule, j’attendais cet instant. Je ne vivais que pour lui.
Mais les phantasmes ne sont pas faits pour être réalisés. J’aurais dû le savoir.
J’ai activé mon GPS pour ne pas perdre de temps et quitter ce pays au plus vite. J’ai encore un peu d’argent. Mon dédommagement . Ça devrait me suffire à vivre correctement là où je vais.
Loin, très loin.
Repartir de zéro. Je sais que c’est impossible.
Impossible, avec dix morts sur la conscience.
Qu’aurais-je fait à leur place ?
Jusqu’à présent, j’étais innocent. La culpabilité, je ne l’avais jamais connue. Au fil des kilomètres, elle grandit en moi, bouscule mes organes pour faire sa place.
Énorme boule au ventre.
Je m’arrête dans un bistrot, je bois un café et remonte dans ma voiture. C’est en voyant un petit garçon qui traverse la place du village que je prends ma décision.
En vérité, je l’avais prise depuis longtemps, même si je n’avais pas voulu me l’avouer.
Dès que j’aurai mis le pied en Afrique, j’appellerai les gendarmes. Je leur donnerai l’adresse du château.
Ce sera dans trois jours, au plus tard.
Ils seront sans doute encore en vie.
Cette décision me soulage d’une façon inattendue.
Je ne le savais pas mais, en enfer, j’ai aussi appris à pardonner.
Le soleil décline, le ciel prend la couleur du sang.
Je ne suis pas un assassin, je n’y peux rien.
J’essaie de me dire qu’ils auront payé. Même si je sais que cela n’a aucun sens.
Qu’aurais-je fait à leur place ? Aurais-je été meilleur qu’eux ?
Oui, je crois. Je m’en persuade, kilomètre après kilomètre. Parce que c’est tout ce qu’il me reste.
Je pleure à chaudes larmes maintenant. Ce n’est rien, seulement le soleil couchant qui me brûle les yeux.
Je me penche pour récupérer mes lunettes de soleil dans la boîte à gants.
La voiture part légèrement à gauche.
Quand je relève la tête, je vois le camion.
C’est la dernière chose que je vois.
Après, plus rien.
L’été aurait dû tenir ses promesses.
Elle aussi.
Nuit moite, l’orage ne devrait plus tarder.
Elle non plus.
Alors, je l’attends. Avec une infinie patience.
Avec la rage au ventre, la haine chevillée au corps.
L’air que j’inspire est brûlant. Acide et brûlant. J’ai les mains serrées sur le volant, le regard rivé sur la porte close.
Qui incessamment s’ouvrira.
En sortant, elle ne songera pas à tourner la tête dans ma direction. Elle rejoindra sa voiture, garée à deux pas de la mienne. Vêtue de sa petite robe blanche à fines bretelles. Une robe trop courte, des talons trop hauts.
Attente trop longue.
Mes doigts se crispent sur le cuir noir, je transpire à outrance. Mais bientôt, tout cela va finir. Le ciel se déchirer, la foudre tomber.
Ma douleur se dissiper.
Le moment arrive enfin, je retiens ma respiration.
Il est près de 3 heures du matin, la nuit a été rude.
L’aube sera fatale.
À peine sur le trottoir, elle se retourne vers l’homme resté sur le seuil. Il ne porte qu’un caleçon qu’il a dû enfiler à la va-vite, le salaud… Avant de monter dans sa voiture, elle lui envoie un baiser.
Le dernier.
Je ne les verrai plus s’embrasser, je n’aurai plus à supporter cet outrage.
C’est certain.
Je mets le contact et appuie sur la pédale d’accélérateur ; je ne veux pas la perdre.
Puisque je l’ai déjà perdue.
Je jette un œil sur le siège passager, il est là. La lumière d’un réverbère fait étinceler sa robe métallique chromée.
Il est là. Prêt à exécuter ma vengeance.
Quelques gouttes s’écrasent soudain sur mon pare-brise, l’orage se prépare, je vous l’avais bien dit.
Je roule juste derrière elle, distingue sa silhouette en ombre chinoise. Au premier feu rouge, elle se recoiffe d’une main en s’admirant dans le rétroviseur.
J’adore quand elle fait ça.
J’adore tout ce qu’elle fait. Je la connais si bien… Depuis un an déjà. Ça peut paraître peu. Mais douze mois d’une passion qui vous dévore, vous consume et vous tourmente, c’est une éternité, je vous l’assure.
Que reste-t-il de moi, après ça ? Moi qui ne vis que pour elle. Qu’à travers elle.
Moi qui ai tout sacrifié pour elle. Moi qui n’ai songé qu’à elle.
Seulement, ce n’est pas moi qu’elle a regardé en sortant de cette maison. Ce n’est pas avec moi qu’elle a passé la soirée et la moitié de la nuit.
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