Je souris, m’avance vers elle. Des barreaux infranchissables nous séparent.
Vingt-cinq années de souffrance nous rapprochent.
Je parviens à saisir son poignet, l’attire vers moi. Elle résiste mais je suis le plus fort. De mon autre main, je caresse son cou, son visage. Ce visage qui m’a obsédé, des années durant. Sans que je sache vraiment pourquoi.
Je vois ses joues s’empourprer, je jubile de l’humiliation que je lui inflige.
Alors, je tourne la tête vers l’ancien président de la cour d’assises.
— À toi, monsieur le juge…
François Lambert déglutit bruyamment et serre l’un des barreaux dans sa main droite.
— Je me souviens avec précision de la manière dont tu as mené les débats. Et j’imagine sans peine les méthodes qui ont été les tiennes pour influencer les jurés…
— Absolument pas ! se défend-il. Ils ont décidé en leur âme et conscience.
— Ben voyons…
Je reprends place derrière mon bureau et fais une courte pause.
— Inutile que je m’attarde sur toi. Nous allons maintenant étudier le cas de M. Rouve, le procureur général, qui a pris sa retraite il y a une dizaine d’années…
Le vieil homme, très digne malgré ses vêtements sales, lève la main. Surpris, je lui souris.
— Vous voulez prendre la parole, peut-être ?
Il hoche la tête.
— Allez-y.
— Nous avons tous agi comme nous le devions. Nous n’avons rien à nous reprocher. La justice n’est pas une science exacte, monsieur.
Je prends une mine désolée.
— N’aggravez pas votre cas, monsieur le procureur…
— Vous avez été dédommagé après votre libération ! rappelle-t-il. L’État vous a versé une somme conséquente.
Soudain, je me lève, attrape mon revolver et me précipite vers la cage. Tout le monde recule sauf le vieux.
— Une somme conséquente ? Tu crois que le fric peut effacer tout ce que j’ai subi en taule ?!
Je pointe l’arme sur sa tête, il ne bouge pas.
— D’ailleurs, t’es-tu demandé une seule fois ce que j’ai eu à subir en prison ?
— Ce sont des choses qui arrivent, malheureusement.
Il a dit ça sans aucune compassion.
— Ferme ta gueule ou je te descends.
Il consent à se taire mais continue à me défier du regard. Je fais demi-tour, remonte lentement sur mon perchoir.
— Demande donc à l’ordure qui est à côté de toi ce que j’ai subi !
L’ancien procureur général tourne la tête vers Michel Vautier, comme s’il lui cédait la parole.
— À ton tour, Vautier !
Le surveillant en chef me fixe d’un air absent. Deux semaines qu’il pourrit dans cette cage. Après avoir passé sa vie en prison, le voilà de nouveau enfermé. La vie est cruelle.
Mais pas autant que lui.
— J’aurais voulu que tu ne sois pas le seul gardien dans cette cage, mais c’était trop compliqué d’aller chercher les autres… Tes complices.
Vautier ne réagit pas, il frotte ses mains l’une contre l’autre, regarde ses pieds.
— Je veux que tu racontes ce qui s’est passé pendant ma détention, ordonné-je.
Il s’éclaircit la voix et se lance :
— Les détenus qui sont condamnés pour avoir tué des enfants et les avoir violés sont mal acceptés par les autres détenus…
Je pars dans un éclat de rire cynique.
— Mal acceptés ? Tu te fous de ma gueule ou quoi ?
Il se racle à nouveau la gorge.
— Je veux dire qu’ils subissent des choses…
— Quelles choses ?
Gêné, Vautier danse d’un pied sur l’autre.
— Ils sont souvent malmenés par les autres et…
— Malmenés ? hurlé-je.
— Je veux dire qu’ils sont frappés et…
— Roués de coups, plutôt ! J’ai été roué de coups tant de fois que je ne m’en souviens plus !
Je sens que je dérape, j’essaie de me reprendre.
— Continue, dis-je.
— Je sais que vous avez été frappé à plusieurs reprises et que vous avez été… agressé.
— Sois plus précis !
— Violé. Vous avez été violé.
— Et qu’as-tu fait pour empêcher cela ? demandé-je d’une voix dure.
— R… Rien. Je n’ai rien fait.
— Parce que tu trouvais ça normal ?
— Je sais pas… Peut-être, avoue-t-il.
— Combien de fois ai-je fini à l’infirmerie ?
— Je… Je ne sais plus.
Je reviens vers la cage, armé de mon revolver. Je passe un bras entre deux barreaux, attrape Vautier par les cheveux, le colle brutalement contre la frontière en acier.
— Combien de fois ?
— Je ne m’en souviens plus ! hurle-t-il.
— Onze fois, dis-je. Onze fois…
Je le pousse avec force, le projetant sur le sol. Personne ne l’aide à se relever. Je les observe, tour à tour, les regardant avec tout le mépris dont je suis capable. Puis je remonte sur mon piédestal. J’essaie de repousser les émotions contradictoires qui m’envahissent.
J’essaie de rester froid.
— Les seuls coupables ici, c’est vous, dis-je. Vous tous ! Moi, j’étais innocent et vous avez brisé ma vie.
Je suis sur le point de pleurer.
J’ignorais que je le pouvais encore.
— Je suis désolée…
Je relève la tête, cherchant qui a prononcé ces mots.
— Je suis désolée, répète Patricia Vernet. Quand j’ai été désignée comme jurée, j’étais très jeune, rappelle-t-elle. J’avais des doutes sur votre culpabilité, mais tout ce qui a été dit durant ce procès m’a poussée à voter pour la peine la plus lourde… Mais depuis que je sais que ce n’est pas vous qui avez tué Mathilde, j’y pense sans cesse.
Je la regarde, surpris.
Touché, même si je m’en défends.
— Et je suis désolée que vous ayez eu à subir tout cela, ajoute-t-elle.
— Tu veux sauver ta peau, c’est ça ?
— Non… Je crois que vous allez tous nous tuer. Je crois que je peux le comprendre. Comprendre votre colère, votre haine… Mais nous tuer ne changera rien, vous savez.
J’allume une cigarette et me penche en arrière. Les minutes passent, silencieuses et pesantes.
Je considère mon public. Dix personnes apeurées.
Je prends tout mon temps pour observer l’un après l’autre ces visages fatigués, marqués, souffrants.
Je devine les prières récitées en silence. Je devine les espoirs et les peurs.
Je sens peser sur moi ces regards qui implorent ma pitié ou mon pardon.
— Passons au verdict, dis-je soudain.
Je me lève, jette ma cigarette sur le sol.
— Pour avoir contribué à condamner ou pour avoir condamné un innocent à la réclusion criminelle à perpétuité… Pour n’avoir rien fait pour stopper les crimes dont il a été la victime pendant son incarcération, je vous déclare coupables.
Une femme âgée, jurée lors de mon procès, éclate soudain en sanglots.
Je sens que ma voix hésite, je me reprends bien vite.
— Et je vous condamne à mort.
Je descends de l’estrade, m’arrête devant la cage.
— Nous, nous ne vous avons pas condamné à mort, me dit le vieux procureur général.
— C’est exact. Mais si mon procès avait eu lieu dix ans plus tôt, vous m’auriez envoyé direct à l’échafaud… Vrai ou faux ?
L’ancien magistrat ne dit rien.
— S’il vous plaît ! implore Patricia Vernet. Laissez-nous sortir d’ici !
Elle lit dans mes yeux que ses suppliques sont vaines. Qu’elle perd le peu de forces qu’il lui reste.
— J’ai loué ce château pour un an, continué-je. Cette propriété est inviolable et personne ne pourra vous trouver. Vous allez tous mourir ici. De faim, de soif ou de peur. On vous retrouvera dans environ six mois, en état de décomposition avancée.
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