— Ton portable… Vite.
Elle me le tend et je l’éteins avant de l’écraser furieusement sous ma semelle.
— Démarre.
— Où on va ? ose-t-elle.
— Tu verras bien. Démarre, j’ai dit.
Les nuits ne sont jamais calmes. Jamais étoilées. Seulement peuplées de lumières artificielles et d’ombres effrayantes. Celles du passé, celles de l’avenir. Celles du présent, aussi.
Le sommeil est épouvantable. Peuplé de dangers et de regrets.
Ceux qui nous guettent, qui nous réveillent en sursaut.
Les nuits sont interminables. Peuplées de bruits, de rumeurs, d’odeurs.
Ça ne s’arrête jamais.
Il y a les cris, les rires sauvages, les menaces. Les insultes. Les murmures qui rampent, tels des insectes venimeux. Qui s’insinuent dans vos oreilles et jusque dans votre cerveau au bord de la rupture.
Les confidences qu’on voudrait ne pas entendre, les mains tendues qu’on refuse.
Il y a les désespoirs, les abandons, les lamentations.
Les angoisses. Celles que génèrent les lendemains.
Il y a les pleurs, aussi. Les sanglots qu’on étouffe dans l’oreiller.
Et parfois, il y a les silences. Encore plus terribles que tout le reste…
4 heures du matin, nous roulons encore. Mais bientôt, nous serons à destination.
De temps à autre, au gré des rares lumières qui éclairent notre parcours, j’aperçois le visage crispé de ma prisonnière. Patricia Vernet, elle s’appelle.
Comme je la surveille depuis des mois, je sais qu’elle est divorcée et vit avec ses deux enfants. Une fille et un garçon qu’elle ne doit pas voir souvent, étant donné qu’elle passe le plus clair de son temps à l’hôpital où elle dirige le service de cardiologie. Elle a dépassé les quarante ans depuis quelques années, je la trouve vraiment charmante. Petite, brune, les cheveux courts. Une bouche un peu boudeuse, un regard un peu triste.
— On arrive, dis-je.
Ma voix la fait sursauter. Sans doute parce que je n’ai pas prononcé un seul mot depuis notre départ de la région parisienne. Je peux rester des heures et même des jours sans parler.
Parce que j’ai appris le silence.
Celui qui vient de l’intérieur. Celui qui s’impose à vous.
— Prends à droite.
La voiture s’engage sur une piste étroite qui descend jusqu’à l’imposant portail noir. Infranchissable. De ma poche, j’extirpe une petite télécommande.
— Écoutez, je ne sais pas ce que vous me voulez, mais…
— Je t’ai dit de la fermer. Tu auras le temps de parler. Plus tard. De parler ou de crier… Même de hurler, si tu veux !
Le portail s’ouvre lentement sur une allée de gravillons. Les lumières s’allument sur notre passage et nous arrivons quelques secondes plus tard devant une magnifique demeure.
— Coupe le moteur.
Elle tourne la clef dans le contact, pose les mains sur ses genoux, dans l’attente de mes instructions. Elle regarde le château, dont la façade est éclairée par quelques lampes judicieusement placées.
— Comment tu trouves ma nouvelle maison ? demandé-je.
Elle garde le silence, je pose le canon de mon revolver sur sa nuque. Je sens son corps se raidir à ce contact.
— Donne-moi la clef. Vite.
Cela fait des heures qu’elle conduit, sous la menace silencieuse de mon arme. Tendue à l’extrême, elle doit être épuisée.
Tant mieux.
— Descends.
Dès qu’elle pose un pied par terre, je la rejoins et l’attrape par le bras. Ses jambes ont du mal à la porter, sans doute ankylosées par cet interminable voyage. Sans doute paralysées par une profonde terreur.
Celle qui vous prend, vous submerge. Vous dévore.
Je comprends ce qu’elle ressent.
Parce que j’ai appris la peur.
— Voici ta dernière demeure, murmuré-je dans son oreille. J’espère qu’elle te plaît.
Retourner à l’état sauvage.
Oublier tout ce que l’on a appris, pour découvrir de nouvelles règles.
Oublier qui on est. Ou plutôt qui on était.
Oublier… son nom, ses principes, ses rêves.
Devenir quelqu’un d’autre. Quelqu’un capable d’affronter l’indicible. Lentement, se fabriquer une armure. Capable d’amortir les coups et de dissimuler les faiblesses.
Parce que chaque faille est une raison de mourir.
Oublier le rire, le plaisir et l’envie.
Ne plus penser qu’à une chose, une seule.
Survivre.
Il fait jour lorsque j’échappe à mon cauchemar. C’est souvent le même, mais avec quelques variantes, toutefois.
Je marche sur le bord d’une falaise. Des gens me regardent.
En contrebas, il y a un océan dont l’eau noire, impénétrable, déferle furieusement sur des rochers aiguisés.
Je marche, longtemps. Et d’un seul coup, je bascule, poussé par je ne sais quelle force. Je parviens à me cramponner à un rocher.
Personne ne vient à mon secours.
Soudain, des mains agrippent mes chevilles pour m’attirer vers le vide. Je résiste tant que je peux. De toutes mes forces.
Des forces, je n’en ai plus.
Alors, je tombe.
Une chute sans fin.
Une terreur sans nom…
Je tourne la tête vers la fenêtre ouverte. Là, j’écoute le ciel, je regarde le vent. Sans parvenir à m’en lasser.
Ce cauchemar n’est pas le plus terrible. Il y en a de bien pires.
Il y a les souvenirs.
Je jette un œil au réveil et constate qu’il est 10 heures. Le temps de m’occuper de Patricia Vernet — pardon, du docteur Patricia Vernet —, je me suis couché à l’aube. Mais quatre heures de sommeil me suffisent.
Parce que j’ai appris l’endurance.
Pieds nus sur le parquet, je traverse la chambre en direction de la grande salle de bains. Là, j’ai le choix entre une baignoire à jets et une douche à l’italienne. Un luxe auquel je ne m’habitue pas encore.
Ce matin, ce sera la douche. J’y passe un bon quart d’heure avant de m’habiller. Je quitte la chambre, emprunte le couloir et descends l’imposant escalier en marbre.
J’aime cette maison, ou plutôt ce château. Construit au XIXe siècle, en plein cœur d’une forêt, il devait servir de maison de campagne à quelque riche industriel lyonnais ou grenoblois.
J’ouvre l’imposante porte en bois et admire quelques instants le parc baigné de lumière. Ces grands arbres tranquilles, témoins silencieux de la rage des hommes.
Témoins de ma folie.
Mais j’ai parfois l’impression étrange qu’ils me comprennent. Sans doute me fais-je des idées…
Comme la faim me tenaille, je passe dans la cuisine pour me préparer un café et avaler quelques tranches de pain.
Aujourd’hui est un jour particulier.
Aujourd’hui, j’ai quelque chose à fêter.
Après le petit déjeuner, je fume une cigarette sur le perron. Puis je marche dans le parc, d’un pas lent, les mains au fond des poches de mon jean. Je descends la grande prairie derrière la bâtisse et m’arrête à l’orée de l’immense forêt. Aujourd’hui, je n’ai pas le temps d’aller m’y balader, d’arpenter ses sentiers ombragés, d’admirer ses étangs secrets. Aujourd’hui, j’ai un anniversaire à fêter.
Alors, je remonte vers le château et pénètre dans la petite chapelle à sa droite. Des ex-voto ornent les murs, qui pourraient presque me faire croire que les miracles existent tant ils semblent sincères. Je m’assois face à l’autel et fixe le crucifix en bois peint.
Personne ne pourra plus me juger, ici-bas.
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