Elle pose son sac, ses clefs, se mire une fois encore dans la glace de l’entrée. Jonas sort de la cuisine.
— Salut ! dit-il en venant l’embrasser.
Elle se raidit, Jonas la dévisage. C’est là qu’elle fond en larmes. Impossible de les retenir, de les contenir. De jouer une comédie.
Incapable de parler, Virginie s’effondre dans les bras de son fils. Il l’accompagne jusqu’au salon, l’aide à s’asseoir sur le vieux canapé déchiré, lui apporte un verre d’eau.
— Qu’est-ce qu’il t’a encore fait, ce bâtard ? s’inquiète Jonas.
Virginie ne trouve pas le chemin de la parole. Son corps est cassé en deux, en proie à de terribles convulsions, à des sanglots qui l’étranglent. Pendant de longues minutes, son fils la regarde, inquiet, désarmé.
Virginie se lève, enlève son manteau dans le couloir, prend des sous-vêtements propres dans le placard de l’entrée. Ses gestes sont imprécis, emportés. Débordants de colère, de désespoir. Les larmes coulent toujours. Jonas l’a suivie, la dévisageant encore. Lui non plus ne trouve pas les mots. Virginie lui claque la porte de la salle de bains au nez, arrache ses vêtements, les jette par terre.
Se laver. Vite, se laver. À l’eau bouillante.
Elle s’écroule dans la vieille baignoire, qu’elle inonde de ses larmes.
Comment a-t-il pu m’infliger une chose pareille ? Comment ai-je pu ne pas arriver à lui échapper ?
Au bout d’un quart d’heure, Jonas tape à la porte.
— Ça va, maman ?
Virginie coupe l’eau, sent immédiatement le froid mordre sa peau. Elle attrape une serviette, se sèche, enfile des vêtements propres. Des vêtements qu’il n’a jamais touchés. Elle ramasse ceux qui traînent par terre, aperçoit une trace blanche sur ses bas. Elle se retourne vers le lavabo, vomit dedans.
Jonas se manifeste à nouveau.
— Maman, ça va ? Réponds, merde !
— Qu’est-ce qu’elle a ? demande une petite voix.
— Rien, va dans ta chambre, rétorque Jonas.
Quand Virginie sort enfin de la salle de bains, son fils l’attend dans le couloir.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Dis-moi, putain…
Elle répond d’un signe de tête, ne pouvant faire mieux. Elle a réussi à endiguer le flot de larmes, c’est déjà ça.
— Marlène t’attend pour aller se coucher, précise-t-il.
— Je peux pas… Dis-lui que je suis malade, que je la verrai demain matin.
Le visage de Jonas se crispe, mais il ne dit rien, disparaissant dans la chambre du fond. Virginie se réfugie dans la cuisine, entend son fils qui hausse le ton pour se faire obéir de sa petite sœur. Elle ouvre la fenêtre, respire l’air froid et humide, comme pour nettoyer l’intérieur de son corps. Elle trouve que la cuisine est sale. Que tout est sale autour d’elle. En elle.
Il est presque 2 heures du matin. Virginie s’assoit sur le rebord du sofa. Cette nuit, elle ne l’a même pas déplié, s’est juste allongée dessus. De toute façon, impossible de dormir. Impossible de fermer les yeux.
Revivre le viol, encore et encore. Virginie sait que ce n’est que le début. Que ça ne s’arrêtera jamais.
Elle traverse le petit couloir, pousse la porte de la chambre du fond, celle de Marlène. Celle d’à côté est réservée à son fils. Quant à Virginie, elle couche sur le canapé du salon.
Marlène dort profondément. Virginie caresse sa joue, remonte la couverture sur son corps d’enfant.
Ma fille, j’espère que jamais tu n’auras à subir ce que je viens de subir…
Elle s’exile dans la cuisine, prend sa tête entre ses mains. Elle a l’impression de sentir encore l’odeur de l’autre. Malgré trois douches.
Elle consulte la pendule, se dit que, dans un peu moins de sept heures, elle devra y retourner. Retourner au bureau. Retourner sur les lieux du crime.
Au-dessus de ses forces.
Si tu me balances, tu le regretteras. Si tu ouvres ta gueule, je te vire. Et t’auras plus rien ! Rien du tout, t’as compris ? Maintenant, tire-toi.
Virginie allume une cigarette, la fume devant la fenêtre.
Ses enfants dépendent d’elle. D’elle et de personne d’autre. Le loyer de l’appartement, les charges, la bouffe. Son ex-mari qui s’arrange pour être insolvable aux yeux du juge. Pour ne pas lui verser la pension alimentaire. Sa sœur qui est arrivée en fin de droits l’an dernier. Qui lui tape du fric chaque mois pour pouvoir s’acheter à manger.
Sans ce travail, ils sont perdus. Virginie le sait, l’autre le sait aussi.
L’autre, c’est François Charmant, son patron. Celui qui l’a embauchée, il y a quatre mois. Un poste en or, même si c’est un CDD.
Si vous faites l’affaire, on envisagera un CDI.
Virginie avait cherché pendant deux ans avant de décrocher cet emploi au musée d’Art moderne, le plus grand musée privé de la ville. Assistante du directeur, c’était inespéré après deux années de chômage. Mais dès les premiers jours, elle avait compris que ce type n’avait de charmant que le nom. Rester tous les soirs jusqu’à 20 heures, voire plus, sans aucune contrepartie financière. Subir ses colères, ses remarques désobligeantes, ses sarcasmes, ses brimades. Puis ses gestes déplacés. De plus en plus déplacés.
Si ça ne vous plaît pas, allez voir ailleurs.
Alors, Virginie s’était accrochée. Se disant qu’elle était assez forte pour encaisser, supporter, affronter. Se disant qu’elle n’avait guère le choix.
Mais les gestes déplacés s’étaient transformés en avances. En harcèlement quotidien. En propositions indécentes. Jusqu’à ce soir, Virginie avait repoussé ses assauts, esquivé ses demandes. Elle n’aurait jamais cru qu’il franchirait la limite. Qu’il se transformerait en violeur. Elle n’aurait jamais cru que ça lui arriverait, à elle.
Assise dans sa cuisine, Virginie se souvient de la joie qu’elle avait ressentie. De la fierté aussi. Elle avait décroché un boulot correctement payé, avait sauvé sa famille, l’avait sortie d’une spirale infernale.
Cette nuit, c’est un profond dégoût qu’elle ressent. Une haine sans limites. Elle hait l’autre, elle se hait. Parce qu’elle n’a pas su empêcher que ça arrive. N’a pas su se défendre quand c’est arrivé.
Virginie a honte. Tellement honte.
Il est presque 3 heures du matin quand Jonas la rejoint.
— Tu vas mieux ?
— Oui, mon chéri. Va te recoucher…
— Ton boss t’a encore emmerdée, c’est ça ?
— C’est ça, murmure sa mère.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Rien de grave, ne t’inquiète pas.
Jonas attrape une canette de soda dans le frigo, la vide en fixant sa mère. Puis il la balance dans la poubelle.
— Pourquoi t’as jeté tes fringues ?
— Je… J’ai glissé, à cause de la pluie. Ma jupe était foutue…
Son fils la regarde bizarrement. Presque méchamment. Puis il quitte la cuisine sans un mot.
Vendredi matin
Virginie est face au musée. Qui, bientôt, ouvrira ses portes au public. Déjà, une file d’attente se forme, car aujourd’hui débute l’exposition consacrée à Degas. Des toiles venues de musées du monde entier et réunies pour la première fois dans un seul et même lieu. Il est presque 10 heures, Virginie est en retard. Mais elle ne parvient pas à trouver la force de franchir cette porte. De monter au troisième étage, de pénétrer dans son bureau qui jouxte celui de Charmant. De voir son visage, ses mains, son sourire. De sentir son parfum.
Non, elle n’aura pas le courage.
T’auras plus rien ! Rien du tout, t’as compris ?
Soudain, son portable sonne. Appel masqué. Virginie hésite avant de décrocher. Lorsqu’elle entend la voix de son agresseur, son cœur s’arrête.
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