9 h 01, ce 25 décembre. Dans le studio, le psychiatre attendit la question de Christine avant de parler ; Bercowitz était un professionnel rodé à l’exercice radiophonique. Un spécialiste de la communication. Il aimait ce qu’il faisait ici et ça s’entendait. Sa voix suggérait une personnalité chaleureuse, une autorité incontestable, son vocabulaire n’était ni trop professoral ni exagérément familier. Mais surtout il savait créer avec l’auditeur un lien — comme s’il se trouvait dans sa cuisine ou son salon et non derrière un micro. Bercowitz était le client parfait pour une radio et elle savait qu’il avait reçu récemment une proposition de la part d’une antenne nationale.
— Docteur, commença-t-elle, voici revenu le temps des fêtes. Des lumières, de la joie qui brille dans les yeux des enfants… Mais il n’y a pas que les yeux des enfants qui brillent, ceux des adultes aussi : pourquoi cette période nous rend-elle aussi émotifs ?
Elle écouta à peine la réponse. Son entrée en matière suffisamment lente pour permettre à l’auditeur de s’habituer à sa voix. Capta seulement des bribes : « Noël nous renvoie à notre propre enfance » ; « le fait que, presque partout sur la planète, des milliards de personnes célèbrent la même chose en même temps procure la sensation exaltante, rassurante d’être reliés les uns aux autres » ; « ce même sentiment de communion que procurent les grandes manifestations sportives, voire parfois des événements aussi terribles que des guerres ». Son ton était juste un tout petit peu trop autosatisfait, comme d’habitude, nota-t-elle, mais pas de problème : elle se concentrait déjà sur la question suivante :
— Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette période qui est source de réjouissances pour la plupart d’entre nous est une source d’angoisse et de tourments pour d’autres ?
Pas mal non plus, ça .
— C’est paradoxalement parce que les gens se sentent reliés les uns aux autres que le sentiment d’exclusion est aussi fort pour ceux qui sont seuls, répondit-il avec un filet de compassion soigneusement dosé. Aujourd’hui, les liens familiaux n’occupent plus la même place qu’avant : de nombreuses familles sont éclatées, non seulement géographiquement mais aussi par des systèmes de valeurs qui les séparent. J’ai à mon cabinet des patients qui commencent à manifester des signes de nervosité un mois avant Noël, et plus Noël approche, plus ils sont nerveux. Il ne faut pas oublier que nos sens sont fortement sollicités pendant cette période, avec les vitrines des magasins, les décorations dans les rues, la publicité… Notre subconscient est bombardé de stimuli. Pour une personne qui n’aime pas Noël parce qu’elle sait qu’elle sera seule, qu’elle a vécu une séparation ou un deuil ou qu’elle est sans ressources, ces stimuli sont une source permanente de conflit entre l’injonction sociétale d’être gai et sa situation réelle. Et puis, Noël ramène à la surface toutes les joies mais aussi toutes les ombres de l’enfance.
Une petite secousse sismique dans son ventre en entendant ces mots.
— On ne peut évidemment pas s’endormir le 23 décembre pour se réveiller le 2 janvier, souligna-t-elle. Que peuvent faire malgré tout ces personnes pour passer cette période sans trop déprimer ?
— Avant tout essayer de ne pas être seules ce soir-là. On peut se créer une famille de substitution. Fêter Noël avec des amis plutôt qu’avec sa famille, voire avec des voisins avec qui on s’entend bien. Si vos proches vous apprécient, ils ne demandent sans doute pas mieux que de vous inviter. Encore faut-il qu’ils sachent que vous êtes seul : n’ayez pas honte de le dire. Vous pouvez aussi pratiquer l’altruisme, la solidarité : cela vous procurera sans doute une grande satisfaction de vous sentir utile, de faire quelque chose qui compte un tel soir. Les associations, les banques alimentaires, les centres d’aide aux sans-abri ont toujours besoin de bénévoles. Sinon, vous pouvez toujours essayer de changer d’air. Partez si vous le pouvez. Cela amènera votre attention à se recentrer sur des choses nouvelles.
Partir … Partir plutôt que d’affronter ses parents, Noël, le repas… Les mots du psy tombaient dans son esprit telles des pièces dans un tronc d’église.
— Et pour ceux qui n’ont ni les moyens de partir ni des amis pour les accueillir, ceux qui n’ont plus la force ou la santé pour faire du bénévolat, y a-t-il quelque chose que nous puissions faire nous ? demanda-t-elle, la gorge soudain serrée.
Merde, que lui arrivait-il ? Elle revit la femme dans son rêve : Vous n’avez rien fait .
— Bien sûr, répondit Bercowitz en la regardant droit dans les yeux, comme s’il avait perçu son trouble. Il y a toujours quelque chose à faire…
Derrière la vitre qui séparait le studio de la cabine technique, Igor, le réalisateur, un trentenaire barbu, avec des cheveux longs et gras, se pencha vers son micro.
— Un peu plus vite, doc, dit-il dans le casque.
Le psychiatre acquiesça. Il pivota vers Christine.
— Plus que jamais nous devons être attentifs aux signes de détresse… Un voisin solitaire… Des paroles ambiguës qui peuvent être un appel au secours…
Vous m’avez laissée tomber, répétait la femme de son rêve. La pièce — une cage de quatre mètres sur quatre avec une paroi vitrée la séparant de la cabine technique et une autre, aveuglée par des stores, de la rédaction, sans autre aération que la clim — lui parut tout à coup un box oppressant. Elle eut la sensation que la température du studio s’élevait.
Bercowitz parlait…
La fixait…
Ses petites lèvres bougeaient. Mais elle ne l’entendait pas.
Elle entendait une autre voix…
Vous n’avez rien fait.
— Dix secondes, annonça Igor dans le casque.
Elle faillit ne pas s’apercevoir que le psy avait conclu. Une demi-seconde de blanc. Rien du tout à l’échelle d’une journée, d’une vie. Mais une éternité pour les auditeurs. Derrière la vitre, Igor la fixait. Tout comme Bercowitz — qui, en cet instant précis, ressemblait à un joueur de rugby attendant désespérément que son partenaire se mette enfin en position de recevoir le ballon.
— Euh, merci, dit-elle. Nous allons maintenant… euh… passer aux questions des auditeurs.
9 h 21. Elle rougit, fixa son Mac, tandis qu’Igor lançait le jingle, désarçonné. Trois auditeurs s’affichaient sur son écran qui clignotait d’impatience : ligne 1, ligne 2, ligne 3. Il y avait aussi des SMS. Les auditeurs pouvaient poser leurs questions par ce canal, laisser un message ou bien demander à passer en direct. Auquel cas la coordinatrice les prenait d’abord en ligne, jugeait de la qualité de la communication, de la pertinence des questions, de leur facilité à s’exprimer et mettait de brefs commentaires à l’intention de Christine.
Celle-ci repéra tout de suite le numéro 1 sur la liste. Trente-cinq ans. Architecte. Célibataire. La coordinatrice l’avait annoté avec enthousiasme : « Intelligent, question pertinente, voix agréable, facilité d’élocution, léger accent : parfait. » Comme d’habitude, elle décida de le garder pour la fin. Elle fit signe à Igor d’ouvrir la ligne 2.
— Première question, dit-elle. Nous accueillons Reine. Bonjour, Reine. Vous habitez Verniolle, vous avez quarante-deux ans et vous êtes institutrice.
L’auditrice de la ligne 2 fournit quelques sommaires données biographiques, comme on lui avait demandé de le faire, puis elle posa sa question. Le psychiatre se jeta dessus avec gourmandise. Sa voix ronronnait. Christine allait le regretter quand il serait parti pour un destin national.
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