Jean Giraudoux
La Guerre De Troie N’Aura Pas Lieu
ANDROMAQUE: M meFalconetti.
HÉLÈNE: Madeleine Ozeray.
HÉCUBE: Paule Andral.
CASSANDRE: Marie-Hélène Dasté.
LA PAIX: Andrée Servilanges.
IRIS: Odette Stuart.
SERVANTES ET TROYENNES: Lisbeth Clairval,
Gilberte Géniat, Jacqueline Morane.
LA PETITE POLYXÈNE: Véra Pharès.
HECTOR: Louis Jouvet.
ULYSSE: Pierre Renoir.
DEMOKOS: Romain Bouquet.
PRIAM: Robert Bogar.
PÂRIS: José Noguero.
OIAX: Pierre Morin.
LE GABIER: Alfred Adam.
LE GÉOMÈTRE: Maurice Castel.
ABNÉOS: André Moreau.
TROÏLUS: Bernard Lancrey
OLPIDÈS: Jacques Terry
VIEILLARDS: Paul Ménager, Henry Libéré.
MESSAGERS: Henri Saint-Isles, Yves Gladine,
Jacques Perrin.
Musique de scène composée pour la pièce
par Maurice Jaubert.
LA GUERRE DE TROIE N’AURA PAS LIEU a été représentée pour la première fois le 21 novembre 1935 au Théâtre de l’Athénée, sous la direction de Louis Jouvet.
Terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et dominant d’autres remparts.
ANDROMAQUE, CASSANDRE, UNE JEUNE SERVANTE
ANDROMAQUE. – La guerre de Troie n’aura pas lieu, Cassandre!
CASSANDRE. – Je te tiens un pari, Andromaque.
ANDROMAQUE. – Cet envoyé des Grecs a raison. On va bien le recevoir. On va bien lui envelopper sa petite Hélène, et on la lui rendra.
CASSANDRE. – On va le recevoir grossièrement. On ne lui rendra pas Hélène. Et la guerre de Troie aura lieu.
ANDROMAQUE. – Oui, si Hector n’était pas là!… Mais il arrive, Cassandre, il arrive! Tu entends assez ses trompettes… En cette minute, il entre dans la ville, victorieux. Je pense qu’il aura son mot à dire. Quand il est parti, voilà trois mois, il m’a juré que cette guerre était la dernière.
CASSANDRE. – C’était la dernière. La suivante l’attend.
ANDROMAQUE. – Cela ne te fatigue pas de ne voir et de ne prévoir que l’effroyable?
CASSANDRE. – Je ne vois rien, Andromaque. Je ne prévois rien. Je tiens seulement compte de deux bêtises, celle des hommes et celle des éléments.
ANDROMAQUE. – Pourquoi la guerre aurait-elle lieu? Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris.
CASSANDRE. – Il s’agit bien d’eux!
ANDROMAQUE. – Il s’agit de quoi?
CASSANDRE. – Pâris ne tient plus à Hélène! Hélène ne tient plus à Pâris! Tu as vu le destin s’intéresser à des phrases négatives?
ANDROMAQUE. – Je ne sais pas ce qu’est le destin.
CASSANDRE. – Je vais te le dire. C’est simplement la forme accélérée du temps. C’est épouvantable.
ANDROMAQUE. – Je ne comprends pas les abstractions.
CASSANDRE. – À ton aise. Ayons recours aux métaphores. Figure-toi un tigre. Tu la comprends, celle-là? C’est la métaphore pour jeunes filles. Un tigre qui dort.
ANDROMAQUE. – Laisse-le dormir.
CASSANDRE. – Je ne demande pas mieux. Mais ce sont les affirmations qui l’arrachent à son sommeil. Depuis quelque temps, Troie en est pleine.
ANDROMAQUE. – Pleine de quoi?
CASSANDRE. – De ces phrases qui affirment que le monde et la direction du monde appartiennent aux hommes en général, et aux Troyens ou Troyennes en particulier…
ANDROMAQUE. – Je ne te comprends pas.
CASSANDRE. – Hector en cette heure rentre dans Troie?
ANDROMAQUE. – Oui. Hector en cette heure revient à sa femme.
CASSANDRE. – Cette femme d’Hector va avoir un enfant?
ANDROMAQUE. – Oui, je vais avoir un enfant.
CASSANDRE. – Ce ne sont pas des affirmations, tout cela?
ANDROMAQUE. – Ne me fais pas peur, Cassandre.
UNE JEUNE SERVANTE, qui passe avec du linge. – Quel beau jour, maîtresse!
CASSANDRE. – Ah! oui? Tu trouves?
LA JEUNE SERVANTE, qui sort . – Troie touche aujourd’hui son plus beau jour de printemps.
CASSANDRE. – Jusqu’au lavoir qui affirme!
ANDROMAQUE. – Oh! justement, Cassandre! Comment peux-tu parler de guerre en un jour pareil? Le bonheur tombe sur le monde!
CASSANDRE. – Une vraie neige.
ANDROMAQUE. – La beauté aussi. Vois ce soleil. Il s’amasse plus de nacre sur les faubourgs de Troie qu’au fond des mers. De toute maison de pêcheur, de tout arbre sort le murmure des coquillages. Si jamais il y a eu une chance de voir les hommes trouver un moyen pour vivre en paix, c’est aujourd’hui… Et pour qu’ils soient modestes… Et pour qu’ils soient immortels…
CASSANDRE. – Oui les paralytiques qu’on a traînés devant les portes se sentent immortels.
ANDROMAQUE. – Et pour qu’ils soient bons!… Vois ce cavalier de l’avant-garde se baisser sur l’étrier pour caresser un chat dans ce créneau… Nous sommes peut-être aussi au premier jour de l’entente entre l’homme et les bêtes.
CASSANDRE. – Tu parles trop. Le destin s’agite, Andromaque!
ANDROMAQUE. – Il s’agite dans les filles qui n’ont pas de mari. Je ne te crois pas.
CASSANDRE. – Tu as tort. Ah! Hector rentre dans la gloire chez sa femme adorée!… Il ouvre un œil… Ah! Les hémiplégiques se croient immortels sur leurs petits bancs!… Il s’étire… Ah! Il est aujourd’hui une chance pour que la paix s’installe sur le monde!… Il se pourlèche… Et Andromaque va avoir un fils! Et les cuirassiers se baissent maintenant sur l’étrier pour caresser les matous dans les créneaux!… Il se met en marche!
ANDROMAQUE. – Tais-toi!
CASSANDRE. – Et il monte sans bruit les escaliers du palais. Il pousse du mufle les portes… Le voilà… Le voilà…
La voix d’HECTOR. – Andromaque!
ANDROMAQUE. – Tu mens!… C’est Hector!
CASSANDRE. – Qui t’a dit autre chose?
ANDROMAQUE, CASSANDRE, HECTOR
ANDROMAQUE. – Hector!
HECTOR. – Andromaque!… Ils s’étreignent. À toi aussi bonjour, Cassandre! Appelle-moi Pâris, veux-tu. Le plus vite possible. Cassandre s’attarde. Tu as quelque chose à me dire?
ANDROMAQUE. – Ne l’écoute pas!… Quelque catastrophe!
HECTOR. – Parle!
CASSANDRE. – Ta femme porte un enfant.
ANDROMAQUE, HECTOR
Il l’a prise dans ses bras, l’a amenée au banc de pierre, s’est assis près d’elle. Court silence.
HECTOR. – Ce sera un fils, une fille?
ANDROMAQUE. – Qu’as-tu voulu créer en l’appelant?
HECTOR. – Mille garçons… Mille filles…
ANDROMAQUE. – Pourquoi? Tu croyais étreindre mille femmes?… Tu vas être déçu. Ce sera un fils, un seul fils.
HECTOR. – Il y a toutes les chances pour qu’il en soit un… Après les guerres, il naît plus de garçons que de filles.
ANDROMAQUE. – Et avant les guerres?
HECTOR. – Laissons les guerres, et laissons la guerre… Elle vient de finir. Elle t’a pris un père, un frère, mais ramené un mari.
ANDROMAQUE. – Elle est trop bonne. Elle se rattrapera.
HECTOR. – Calme-toi. Nous ne lui laisserons plus l’occasion. Tout à l’heure, en te quittant, je vais solennellement, sur la place, fermer les portes de la guerre. Elles ne s’ouvriront plus.
ANDROMAQUE. – Ferme-les. Mais elles s’ouvriront.
HECTOR. – Tu peux même nous dire le jour!
Читать дальше