— Panne d’oreiller, répondit-elle en trempant les lèvres dans la crème.
— Mmm. On a fait des folies de son corps, c’est ça ?
— Cordélia…
— On ne veut pas en parler ?
— Non.
— On sait qu’on est très secrète ? Jamais vu quelqu’un d’aussi secret. Tu peux tout me dire, tu sais, Christine.
— Je ne crois pas, non.
— Ça fait dix mois qu’on bosse ensemble et je ne sais toujours rien de toi. Mis à part que tu es une nana pro, bosseuse, rigoureuse, intelligente, ambitieuse. Prête à tout pour grimper. Comme moi, en somme. Sauf que moi, c’est toi que j’ai envie de…
Elle fit volte-face, se retrouva face à une grande perche d’un mètre quatre-vingts qui devait peser dans les soixante kilos.
— Tu sais que je pourrais te faire virer pour ça ?
— Pour quoi ?
— Pour dire des trucs de ce genre : ça s’appelle du harcèlement.
— Du harcèlement ? Oh, mon Dieu !
La jeune stagiaire prit un air profondément choqué, ses lèvres comiquement arrondies en O et ponctuées par les deux petites perles d’acier plantées dans sa lèvre inférieure.
— Oh, Seigneur ! J’ai dix-neuf ans ! Je suis stagiaire ! Je gagne une misère ! Tu ne ferais quand même pas ça ?
— Tu n’es pas ma copine, tu es mon assistante. Et, à ton âge, je ne me mêlais pas de la vie des adultes.
Elle avait insisté sur le mot adultes .
— Les temps changent, bébé.
En se penchant, Cordélia passa un bras autour de Christine pour glisser une pièce dans le distributeur derrière elle. Elle appuya sur la touche cappuccino . Leurs visages se touchaient presque. Son haleine sentait le café et le tabac.
— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ? voulut savoir Christine en se dépêchant de finir le café qui lui brûlait la langue.
— Une couleur. La même que toi. Ça te plaît ?
Jusqu’ici, Cordélia avait les cheveux blond platine et noir. Elle avait aussi une cigarette glissée en permanence derrière l’oreille, tel un vieux routier, beaucoup trop de mascara autour des yeux et ses tee-shirts manches longues clamaient des choses comme Even the Paranoid have Enemies .
— C’est important que ça me plaise ?
— T’as pas idée, répondit la jeune femme en repoussant la porte vitrée, son gobelet à la main.
— T’as vu l’heure ?
Guillaumot, le directeur des programmes. Guillaumot ne travaillait pas pour la radio : il avait épousé la radio. C’est-à-dire qu’il avait épousé la propriétaire de Radio 5 avant d’en devenir directeur de la programmation. Sa hiérarchie et la personne qui lui versait son salaire étant aussi sa femme, il avait contracté un ulcère qu’il soignait avec du Sucralfate. Il avait aussi perdu ses cheveux et les avait remplacés par un postiche digne des Beatles version 1963. Vu de son camp à elle, la ligue des femmes non mariées entre vingt et soixante ans, il était tout sauf attirant. Un peu repoussant même. Comme une pièce dont on n’a pas ouvert les volets depuis longtemps. Et il paraissait perpétuellement accablé par quelque fardeau secret ; peut-être celui de maintenir en vie une radio qui proposait autre chose que de la musique en tube pour adolescents, celui de rendre compte à une direction qui se fichait de plus en plus du contenu et de moins en moins de l’audience.
— Joyeux Noël à toi aussi, répondit-elle en fonçant vers le dédale bruyant de la salle de rédaction. On en est où pour la revue de presse ? lança-t-elle à Ilan. Joyeux Noël, à propos.
— Joyeux quoi ?
Ilan était assis à son bureau, voisin de celui de Christine. Il lui décocha un sourire. Puis il désigna les articles découpés et étalés ainsi que l’horloge au mur, où les secondes défilaient sous forme de points lumineux.
— C’est prêt, répondit-il. On n’attendait plus que toi.
Elle attrapa un marqueur et un stylo et lut rapidement. Comme d’habitude, Ilan avait fait un super boulot. « C’est bon ça », dit-elle en parcourant l’article du Parisien qui parlait d’une maternité de Bethléem, située à quelques jets de pierre de la basilique de la Nativité et gérée par un ordre catholique, qui accueillait 90 % de femmes palestiniennes musulmanes. Elle parcourut les autres articles. Le foie gras banni par les lords anglais ( God Save the Queen des Sex Pistols en fond sonore). Un speed dating géant pour Noël en Corée du Sud (« une idée de ce que tous ces célibataires ont demandé au père Noël ? »). Une vingtaine de vols annulés en raison des intempéries à l’aéroport de Blagnac (« appelez vos compagnies aériennes avant de vous déplacer »).
— Une antenne du Secours populaire menacée de fermeture, ça ne t’intéresse pas ? aboya quelqu’un derrière elle.
Elle fit pivoter son siège. Becker, le directeur de l’info. Il la toisait du haut de son mètre soixante. Trapu, des muscles et aussi de la graisse sous son pull-over marron. Il perdait ses cheveux, lui aussi ; mais pas de moumoute. Comme tous les journalistes radio, Becker considérait qu’il incarnait la véritable noblesse de la profession, qu’il remplissait une mission — les animateurs n’étant à ses yeux que des saltimbanques, des amuseurs publics. En outre, il n’y avait aucune femme dans son équipe.
— Salut Becker, joyeux Noël à toi aussi.
— Les mots « solidarité », « exclusion », « générosité » ne font pas partie de ton vocabulaire, Steinmeyer ? Ou bien est-ce que tu préfères parler de la course aux cadeaux et de la plus belle crèche ?
— Cette antenne est à Concarneau, pas à Toulouse.
— Ah oui ? Alors comment ça se fait que même le journal télévisé d’une chaîne nationale en a parlé ? Sans doute pas assez fun pour ton auditoire… J’ai rien entendu non plus sur l’autorisation de la vente de médicaments sur Internet… ni sur l’interdiction totale de l’alcool pour les moins de 25 ans…
— Ravie d’apprendre que tu écoutes ma revue de presse.
— T’appelles ça une revue de presse ? Moi, j’appelle ça une blague. Cette revue de presse devrait être faite par de vrais journalistes, dit-il et son regard se déplaça de Christine à Ilan, puis s’éleva jusqu’à Cordélia — sur laquelle il s’attarda. C’est le problème dans cette foutue radio : on oublie que la radio, c’est d’abord de l’info…
Elle le regarda s’éloigner sans la moindre émotion. Il en allait de Radio 5 comme de presque toutes les radios et télés du monde : les relations entre le pôle Infos, les responsables de la programmation et les présentateurs vedettes étaient souvent tendues, voire détestables. On se dénigrait, on se méprisait, on s’insultait. Et plus Internet taillait des croupières à tout le monde, plus les conflits se multipliaient.
Elle soupira, se rejeta contre son siège et le fit pivoter vers ses assistants.
— OK, on y va. Prêts ?
— On met quoi en titre ? voulut savoir Ilan.
Il lui tournait le dos. Elle avait vue sur sa kippa. Christine sourit. Il avait coiffé une kippa « de fête » avec des smileys par solidarité avec ses collègues.
— « Il n’y a pas que Jésus qui est né à Bethléem », répondit-elle.
Il hocha vigoureusement la tête en signe d’enthousiasme.
— Au fait, dit-il, ceci est arrivé pour toi.
Elle suivit son regard. Une enveloppe matelassée. Sur le coin de son bureau. Christine l’ouvrit. Un CD à l’intérieur : un vieux CD d’opéra. Le Trouvère de Verdi. Elle détestait l’opéra…
— Ça doit être pour Bruno, dit-elle.
Bruno était le programmateur musical.
— Avec nous le D rBercowitz, neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages de référence. Bonjour, docteur. Aujourd’hui, vous allez nous parler de ces personnes pour qui Noël est une épreuve.
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