Tout juste, renchérit la petite voix qu’au fil des ans elle avait appris à abhorrer et à écouter en même temps. Papa ne va ni l’adorer ni le détester : il va s’en foutre. Tout simplement. Mon père est un homme qui ne s’intéresse qu’à une seule chose : lui-même . Pas facile d’avoir été l’un des pionniers de la télévision — un type qui passait tout le temps sur le petit écran — et d’être retombé dans l’anonymat. Mon père est un homme qui macère en permanence dans un jus de nostalgie et de souvenirs, qui noie son spleen dans l’alcool et qui ne fait même pas l’effort de s’en cacher. Bon — et après ? Libre à lui de bousiller la dernière ligne droite de son existence si ça lui chante : je ne vais pas le laisser bousiller la mienne.
— Ça va ? demanda Gérald.
Il y avait dans sa voix une très légère nuance de contrition. Elle fit oui de la tête.
— Tu sais, je comprends que tu te sois sentie mal à cause de cette lettre…
Elle le regarda. Fit OK de la tête. Songea : Bien sûr que non, tu ne comprends pas. Ils avaient ralenti, elle avisa une grande affiche placardée sur un Abribus. Une publicité pour Dolce & Gabbana. Elle l’avait déjà vue ailleurs dans la ville. Cinq hommes jeunes et forts entourant une femme allongée sur le sol. Corps musclés, huilés, luisants. Beaux. Hypersexués. Une tension sexuelle évidente. Les hommes étaient torse nu et l’un d’eux maintenait la femme au sol, en lui bloquant les poignets. Elle se cabrait. En vain. Dans un geste ambigu de refus. Malgré sa tenue ultra-provocante, toute l’astuce de la mise en scène consistait — si on pouvait parler d’astuce — en ce qu’il était difficile de dire si elle était consentante ou pas. En revanche, l’image ne laissait planer aucun doute sur ce qu’elle allait subir. De la provoc à deux balles pour consommateurs-zombies , pensa-t-elle. Christine avait lu quelque part que deux Français sur trois étaient incapables de reconnaître une publicité véhiculant des stéréotypes sexistes. Femmes-affiches, femmes-potiches : l’espace public était saturé de corps de femmes… Christine avait invité la directrice d’une association pour femmes en détresse dans son émission. Sept jours par semaine, elle recevait des appels d’épouses battues, d’épouses qui n’avaient pas le droit d’adresser la parole à leurs voisins et encore moins à d’autres hommes que leurs maris, d’épouses terrorisées que le dîner soit trop cuit ou trop salé, d’épouses dont les os portaient les stigmates de fractures et de coups, d’épouses qui n’avaient accès ni à un compte en banque ni à un médecin, des épouses qui — quand elles trouvaient le courage de se présenter à l’association — avaient le regard vide, vacant et aux abois.
Un jour, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, elle avait elle-même été témoin d’une scène … C’est pour cela qu’elle éprouvait le besoin d’inviter des femmes fortes, des femmes exemplaires dans son émission : des femmes patrons, des femmes militantes, des femmes artistes, des femmes politiques — pour cela aussi qu’elle ne laisserait jamais un homme lui dicter sa conduite.
En es-tu bien sûre ?
Gérald ne faisait plus attention à elle. Le regard fixé droit devant lui, il était plongé dans des pensées dont elle ignorait la teneur. Qui était l’auteure de la lettre ? Il fallait qu’elle sache.
Elle rêva d’une femme. Ce n’était pas un rêve agréable. La femme était debout dans le clair de lune au milieu d’une allée bordée d’ifs sombres qui ressemblait à l’entrée d’un cimetière : il y avait plus loin un portail encadré de deux hauts piliers de pierre. Il avait neigé et c’était une nuit très froide, mais la femme était vêtue d’une chemise de nuit légère retenue par deux bretelles sur ses épaules nues. Christine voulait se diriger vers le cimetière, mais la femme lui barrait le passage. « Vous n’avez rien fait , disait-elle, vous m’avez laissée tomber. »
— J’ai essayé, gémissait-elle dans son rêve. Je vous jure que j’ai essayé. Laissez-moi passer maintenant.
Mais, au moment où elle la femme contournait, la tête de celle-ci pivotait sur son axe selon un angle impossible pour la suivre du regard et ses yeux s’emplissaient d’encre. Un immense vol d’oiseaux noirs se mettait à tourbillonner dans le ciel et ils piaillaient, piaillaient d’une manière horrible, tandis que la femme se mettait à rire — un rire hystérique et laid qui la réveilla. Son cœur galopait comme un cheval dans la nuit.
La lettre …
Elle regrettait de l’avoir laissée dans le crossover : elle aurait voulu la relire encore une fois. La soupeser. Essayer de deviner qui l’avait écrite. Et dans quel but. Une veilleuse bleue brillait sur la table de nuit, éclairant vaguement le plafond. Par la porte ouverte, le plafonnier du couloir brillait pareillement, et sa lueur s’étirait sur le sol de la chambre. Il en allait de même dans toutes les pièces. Elle risqua une jambe hors de la couette, sentit l’air glacial sur son pied nu. Il faisait un froid de canard dans la chambre. La nuit était encore plaquée derrière les stores, mais la rumeur de la circulation montait déjà sous sa fenêtre — un tissu sonore fait de voitures, de scooters et de camions de livraison. Elle regarda le radioréveil. 7 :41… Merde ! elle ne s’était pas réveillée ! Elle repoussa la couette, contempla la pièce vide, qui aurait pu aussi bien être une chambre d’hôtel. Un endroit pour dormir, rien d’autre. Pourtant, dès sa première visite, un an plus tôt, elle était tombée sous le charme de cet appartement. De ses hauts plafonds, de la cheminée en marbre dans le séjour. De ce quartier à la fois secret et branché qu’elle affectionnait, avec ses ruelles médiévales, ses restaurants, ses bistrots, son magasin bio, sa laverie, son caviste et son épicerie italienne. Le prix était élevé, bien sûr. Elle s’était endettée pour trente ans. Mais aucun regret. Chaque fois qu’elle se réveillait dans cette chambre, elle se disait que c’était la meilleure décision qu’elle eût prise depuis des années.
Les petites griffes d’Iggy cliquetèrent sur les lames du parquet et il bondit sur la couette, traversa le lit pour venir passer une langue rose sur sa joue. Iggy était un bâtard au poil caramel et blanc, aux oreilles pointues et aux grands yeux marron, attentifs et ronds qui faisaient penser à ceux d’une rock star célèbre — d’où son nom. Il inclina la tête sur le côté pour la contempler ; elle l’ébouriffa en souriant et se leva.
Passa un vieux col roulé en cachemire et une paire de grosses chaussettes en laine et le suivit dans le salon-cuisine.
— Attendez un peu, monsieur Poilu, lui intima-t-elle alors qu’il fourrait déjà une truffe impérieuse dans la gamelle pendant qu’elle vidait la boîte.
La pièce était nue à l’exception d’un vieux canapé en cuir, d’une table basse Ikea et d’un écran plasma posé sur un meuble télé, à côté de la cheminée. Seul le coin-cuisine était aménagé. Un rameur solitaire trônait au centre, des haltères posés à côté. Christine aimait faire de l’exercice en regardant la télé, le soir. Sur l’écran, son coupé, une émission matinale. La télé était restée allumée toute la nuit — comme toutes les autres nuits d’ailleurs. Il y avait des piles de livres, de journaux et de revues sur le sol devant la cheminée : Christine était animatrice vedette à Radio 5, une radio privée ; elle assurait la tranche 9 heures/11 heures, tous les jours sauf le samedi — où l’émission était enregistrée — et le dimanche. Les Matins de Christine étaient un cocktail d’information, de musique, de jeux et d’humour — avec de moins en moins d’infos et de plus en plus d’humour au fil du temps. Dans moins d’une heure, elle serait au studio pour celle de Noël. Il y aurait des musiques appropriées — John et Yoko chantant Happy Xmas (War is Over) et I Wish It was Christmas Today de Julian Casablancas ; des fous rires plus ou moins spontanés, puis elle recevrait le psy de l’émission, qui évoquerait la solitude et la difficulté d’être pendant cette période pour les personnes seules. Un peu de compassion au menu, mais pas trop : c’était Noël, il fallait rester festif.
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