— C’est quoi le sujet de l’émission d’aujourd’hui ? voulut savoir sa voisine d’une voix étonnamment forte.
— Noël, répondit Christine. Et aussi la solitude de certaines personnes, celles qui appréhendent cette période. Joyeux Noël, à propos.
Elle regretta aussitôt cette tentative d’auto-justification. Sa voisine lui adressa un regard peu amène.
— Dans ce cas, vous auriez dû la faire depuis le squat de la rue du Professeur-Jammes. Là, vous auriez vu ce que c’est que Noël pour des familles qui n’ont ni toit ni avenir dans ce pays…
Va te faire foutre , pensa-t-elle. Elle songea que sa pygmée de voisine avait une toute petite bouche mais qu’il en sortait beaucoup trop de choses.
— Un jour, je vous inviterai, ne vous en faites pas, lança-t-elle en dévalant l’escalier sans attendre l’ascenseur. Et vous aurez tout loisir de vous exprimer, promis.
L’air froid du dehors lui fit du bien. Le thermomètre était tombé aux alentours de -5 °C et elle faillit s’étaler sur le trottoir glissant. Le fond de l’air était chargé d’une odeur de gaz d’échappement et de pollution. Il y avait de la neige sur les toits des voitures en stationnement, sur les rebords des fenêtres et sur les couvercles des poubelles et, malgré cela, il était là, fidèle au poste, sur le trottoir d’en face. Au milieu de ses cartons. Même par un temps pareil, il préférait dormir dans la rue plutôt que dans un foyer. Elle distingua ses yeux clairs et perçants qui la fixaient, comme deux fenêtres pâles au centre d’un visage qui ressemblait à une carte routière : la vie dans la rue laissait des signes lisibles par tous — yeux injectés, cicatrices, tics nerveux, tremblements éthyliques, dents absentes, joues creusées par la consomption, la dope ou la faim, peau tatouée par le soleil, les intempéries, les particules de polluants primaires et secondaires. Il émergeait de plusieurs couvertures enroulées autour de lui. Sa barbe blanche sur les côtés et noire au milieu, comme le pelage d’un vieil animal. Quel âge avait-il ? Difficile à dire. Entre quarante-cinq et soixante… Il dormait sous le porche de l’immeuble d’en face depuis plusieurs mois. Elle croyait se souvenir qu’il était apparu avec le printemps. Quand elle avait le temps, elle lui descendait un café chaud. Ou une soupe. Mais pas ce matin. Elle n’en traversa pas moins la chaussée, les cheveux encore humides, une pièce à la main.
— Bonjour, dit-il. Fait pas chaud aujourd’hui. Prenez garde à ne pas glisser.
Il tendit une main dont les doigts et les ongles courts étaient presque de la même couleur que la mitaine noire d’où ils émergeaient. À moins de vingt centimètres de ses cartons et de l’empilement bulbeux de ses sacs plastique, la neige blanchissait le trottoir.
— Allez boire quelque chose de chaud, dit-elle.
Il acquiesça. Une lueur sagace passa dans ses yeux gris, sous ses sourcils noirs et épais, qu’il fronça un peu. Ce qui eut pour résultat de dessiner tout un réseau de plis charbonneux autour de ses tempes.
— Vous êtes sûre que ça va ? Vous m’avez l’air préoccupé. C’est le poids de tous ces soucis, hein ? Toutes ces responsabilités…
Elle ne put s’empêcher de sourire. Il dormait dehors par -5 °C, il n’avait rien hormis quelques maigres possessions fourrées dans des sacs-poubelle noirs qu’il trimballait partout, comme un escargot sa maison, aucune famille, pas de toit, encore moins d’avenir pour autant qu’elle sût — et il s’inquiétait pour elle… C’était ce qui l’avait surprise, la première fois qu’elle s’était approchée pour lui donner la pièce. Il avait spontanément engagé la conversation, et elle avait été presque clouée sur place par sa voix posée, claire et tranquillement assurée. Le genre de voix qu’on a tendance à écouter au milieu du brouhaha d’une conversation. Le genre de voix qui dénote une éducation et une culture supérieures. Il ne se plaignait jamais. Il souriait souvent. Il parlait du temps qu’il faisait et de l’actualité comme s’ils étaient de vieux voisins. Jusqu’ici, elle n’avait jamais osé lui demander d’où il venait, comment il était arrivé là et quelle était son histoire. Mais elle s’était promis de le faire un jour — s’il restait dans le coin…
— Vous êtes sûr de vouloir rester là ? Il n’y a pas un centre d’hébergement d’urgence quelque part ?
Il lui sourit avec indulgence.
— Les centres d’hébergement, je suppose que vous n’y avez jamais mis les pieds… Oh, ne le prenez pas mal, c’est juste que… ce ne sont pas des endroits très… vous voyez ce que je veux dire. Ne vous en faites pas pour moi. Je suis aussi coriace qu’un vieux coyote. Et les beaux jours reviendront, c’est juste un mauvais moment à passer, ma jolie dame.
— À ce soir alors, lança-t-elle en s’éloignant.
— Bonne journée à vous !
Elle rejoignit sa voiture, garée dans une rue adjacente, en marchant avec précaution ( assez d’émotions comme ça ), ouvrit la portière côté passager et attrapa l’aérosol de dégivrant dans la boîte à gants. Il n’avait pas beaucoup neigé pendant la nuit : la couche sur la carrosserie de la vieille Saab 9–3 était inchangée. Elle contourna le capot de la voiture. S’immobilisa. Pendant une demi-seconde, elle resta les bras ballants, son souffle s’évacuant en petits nuages blancs. Dans la pellicule qui recouvrait le pare-brise, un doigt avait gravé :
« JOYEUX NOËL, SALE PUTE »
Christine frissonna. Regarda autour d’elle. Prise d’un léger vertige. Elle sentit la panique revenir : le doigt malveillant qui avait gravé ces mots appartenait forcément à quelqu’un qui savait que le propriétaire du véhicule était une femme.
Elle lâcha un jet de dégivrant dessus. Rangea la bombe dans la boîte à gants. Verrouilla la Saab. Elle n’avait pas le temps de faire le trajet en voiture, de toute façon. Pas avec cette neige. Elle fonça vers la bouche de métro la plus proche en prenant soin de ne pas glisser.
Elle était en retard… En sept ans, cela ne lui était jamais arrivé.
Pas une seule fois.
8 h 37. Elle franchit les portes de Radio 5 en courant presque. Le bâtiment qui abritait les locaux de la radio, en haut des allées Jean-Jaurès, était nettement plus modeste que ses voisins, géants ombrageux qui se penchaient avec irritation sur ce minus les provoquant avec son slogan :
PRENEZ LE POUVOIR, PRENEZ LA PAROLE
À l’entrée, devant les ascenseurs, des placards proclamaient que Radio 5 était la deuxième radio en nombre d’auditeurs de la région Midi-Pyrénées, laquelle était elle-même la plus grande région de France métropolitaine, avec une superficie supérieure à celle de la Belgique et égale à celle du Danemark (carte de l’Europe à l’appui). Avant même d’être parvenus à l’étage de la rédaction et des studios, les visiteurs étaient déjà pénétrés de l’importance de la mission qui s’accomplissait ici. Si sa mission était si importante, comment se faisait-il qu’elle fût si mal payée ? Au rez-de-chaussée, elle fit un signe de tête à l’employée de la réception puis, quand elle eut émergé des ascenseurs au deuxième étage, elle se précipita dans la petite pièce entièrement vitrée qui abritait les machines à café et les fontaines à eau pour se servir un espresso macchiato « 100 % Arabica et commerce équitable ».
— On est en retard, susurra une voix dans son oreille. Et on ferait bien de se dépêcher. Le patron va péter un câble.
Un parfum familier, La Petite Robe noire, et une présence tout près — trop près — dans son dos.
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