Bernard Minier - Sœurs

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Pauvres âmes déchues. Il a fallu que je vous tue…
Mai 1993. Le jeune Martin Servaz, qui vient d’intégrer la PJ de Toulouse, participe à sa première enquête. Très vite, il s’intéresse à Erik Lang, célèbre auteur de romans policiers à l’œuvre aussi cruelle que dérangeante.
Les deux sœurs n’étaient-elles pas ses fans ? L’un de ses plus grands succès ne s’appelle-t-il pas La Communiante ?… L’affaire connaît un dénouement inattendu et violent, laissant Servaz rongé par le doute : dans cette enquête, estime-t-il, une pièce manque, une pièce essentielle.
Février 2018. Une épouse, deux sœurs, trois communiantes… et si l’enquête de 1993 s’était trompée de coupable ?
Pour Servaz, le passé, en resurgissant, va se transformer en cauchemar. Un cauchemar écrit à l’encre noire.
Peur, soumission, mensonges, manipulation Le nouveau thriller de Bernard Minier

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BERNARD MINIER

Sœurs

Thriller

À mes enfants

C’est à vingt ans, quand nous avons cru en ce monde, qui n’était rien d’autre que notre avenir.

Pierre MICHON

Tous, en quelque partie de leur individu, ils portent, visibles, les stigmates de cette fatalité physiologique qu’est le meurtre… Ce n’est point une aberration de mon esprit mais je ne puis faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous les paupières, sans en sentir le mystérieux contact aux mains qui se tendent vers moi…

Octave MIRBEAU, Le Jardin des supplices

Prélude (1988)

Sœurs

Immense, énorme, la forêt s’étendait devant elles…

Vingt-deux heures trente, un tiède soir de juin qui refusait de plonger dans la nuit. Celle-ci était presque complètement tombée à présent, mais pas tout à fait. Pas tout à fait. Il faisait de plus en plus sombre ; cependant, il y avait encore suffisamment de clarté pour qu’on distinguât — comme une tapisserie aux couleurs passées — la mosaïque délicate des feuillages dans la pénombre, les taches blanches et immatérielles des petites fleurs semées sur l’herbe comme du pop-corn, leurs mains pâles et leurs robes claires, évanescentes, flottant tels des fantômes. Sous les arbres, en revanche, il faisait trop noir pour voir quoi que ce soit. Elles se regardèrent, se sourirent — mais leurs cœurs, leurs cœurs affamés et enflammés d’adolescentes battaient bien trop vite, bien trop fort. Elles s’avancèrent entre les troncs des chênes et des châtaigniers, descendirent la pente légère vers le thalweg au milieu des fougères. Se tenant par la main. Pas un souffle d’air, pas la moindre brise, la nuit était parfaitement immobile entre les troncs ; les feuillages ne frémissaient même pas. La forêt avait l’air morte. Très loin, en lisière de bois, un chien aboya dans une cour de ferme, puis un motard fila sur une route, décélérant dans un virage avant de remettre les gaz. L’une avait quinze ans, l’autre seize — mais on les aurait prises pour des jumelles. Mêmes longs cheveux couleur de foin mouillé, même visage étroit, mêmes grands yeux dévorant le visage, même silhouette montée en graine… Elles étaient jolies, indubitablement ; belles même — à leur façon bizarre . Oui, bizarre. Il y avait quelque chose dans leurs regards, dans leurs voix, qui mettait mal à l’aise. Une chauve-souris frôla les cheveux de celle qui s’appelait Alice, laquelle poussa un demi-cri.

— Chut ! fit Ambre, sa sœur aînée.

— Je n’ai rien dit !

— Tu as crié.

— Je n’ai pas crié !

— Si, tu as crié ! Tu as peur ?

— Non !

— Mensonge… Bien sûr que tu as peur, petite sœur.

— Je te dis que non ! protesta la plus jeune d’une voix à peine sortie de l’enfance mais qu’elle essayait de rendre ferme. J’ai juste été surprise.

— Eh bien, tu devrais, décréta Ambre, cette forêt est dangereuse, toutes les forêts le sont.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ici ? rétorqua Alice d’un ton provocateur en regardant autour d’elle.

— Tu ne veux pas le voir ?

— Bien sûr que si. Mais tu crois sérieusement qu’il va venir ?

— Il a promis, dit Ambre, l’air grave.

— Les hommes font des promesses, et ils oublient de les tenir.

Ambre émit un gloussement.

— Qu’est-ce que tu sais des hommes à ton âge ?

— J’en sais suffisamment.

— Ah bon ?

— Je sais que papa couche avec son assistante.

— C’est moi qui te l’ai dit !

— Je sais que Thomas se masturbe.

— Thomas n’est pas un homme, c’est un gamin !

— Il a dix-huit ans !

— Et après ?

Ainsi s’avançaient-elles dans le silence de la forêt, se livrant à une de ces joutes verbales dont elles avaient le secret depuis l’enfance, aussi loin que remontât le souvenir. En plein jour on aurait mieux distingué ce qui les différenciait : le front bombé d’Alice, l’air buté, les traits qui s’extirpaient tout juste de la gangue de l’enfance et a contrario la splendide beauté d’Ambre, son corps de femme déjà, qui s’épanouissait et qui faisait tourner les têtes, ses traits plus nets et plus définis.

— Pourquoi viendrait-il ? demanda la plus jeune. Pour lui nous ne sommes que deux idiotes.

— Tu te trompes, répondit Ambre, piquée au vif, alors qu’elles contournaient un ancien chêne couché parmi le chèvrefeuille.

Ses racines pleines de terre noire se dressaient, tels des doigts, vers les étoiles. Un arbre robuste qui avait été vaincu par plus faible que lui — le vent ou un parasite —, c’était toujours ainsi : les forts finissent toujours vaincus par les faibles.

— Pour lui nous sommes autre chose, déclara-t-elle.

Elle eut envie d’ajouter : en tout cas moi, bien sûr que toi tu n’es qu’une enfant — mais se retint.

— Ah ouais ? Et qu’est-ce que nous sommes ? demanda Alice d’une voix aiguisée par la curiosité.

— Deux jeunes filles très intelligentes, les plus intelligentes qu’il ait jamais rencontrées.

— Et c’est tout ?

— Oh que non…

— Qu’est-ce que nous sommes d’autre ? voulut savoir Alice de la même voix pleine d’attente.

Ambre s’arrêta, pivota vers sa sœur, l’œil plus vif, plus sombre, les pupilles dilatées.

— Regarde-moi, petite sœur.

Alice la dévisagea.

— Je te regarde, dit-elle. Et cesse de m’appeler petite sœur : on n’a qu’un an de différence.

— Qu’est-ce que tu vois ?

— Une ado de seize ans dans une robe blanche ringarde, persifla-t-elle.

— Regarde-moi, j’ai dit.

— Je te regarde !

— Non, tu vois que dalle !

Ambre défit un bouton de sa robe.

— Des nichons, répondit Alice plus lentement.

— Oui.

— Un corps de femme…

— Oui.

— Une fille canon…

— Oui. Et quoi d’autre ?

— Je sais pas…

— Réfléchis !

— Je ne sais pas !

— Que sommes-nous pour lui ? l’aida Ambre en montrant le livre qu’elle tenait dans la main droite.

— Des fans, répondit aussitôt Alice d’un ton vibrant qui trahit son excitation.

— Exactement, des fans . Et il adore ça, les fans. Surtout quand ils ont des seins et une chatte.

Elles se remirent en marche, faisant craquer une branche morte sous leurs pas.

— Est-ce qu’on n’est pas un peu trop jeunes pour lui ? s’enquit Alice. Il a quand même trente ans.

— C’est ça le truc.

Elles se faufilèrent au milieu des taillis ; elles apercevaient la masse du pigeonnier maintenant, son ombre entre les feuilles, dressée au centre de la clairière. La lune éclairait ses tuiles rondes et sa pierre pâle qui faisaient penser à une tour de guet.

— Deux très jolies jeunes filles. Seules dans la nuit avec lui. Et qui l’adorent, le vénèrent. Voilà ce qu’il voit. Et c’est pour ça qu’il viendra.

— Il se croit fort, beau, intelligent, cool, commenta Alice en écho.

Ambre écarta un dernier feuillage ; le pigeonnier apparut.

— Oui. Mais nous sommes plus intelligentes que lui, pas vrai, petite sœur ?

Il les observait à travers les buissons. Caché. Elles tournaient en rond, elles devenaient nerveuses. Elles commençaient à se disputer. Elles n’allaient pas tarder à se dégonfler et à repartir. Il passa le bout de sa langue sur ses lèvres, puis dans le creux de cette molaire, en haut à droite, qui le lançait la nuit, quand il était allongé dans son lit, et il grimaça. Carie … Mais la vue des deux communiantes lui rendit le sourire. Il chassa des sphinx qui voletaient autour de lui et se redressa.

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