« Vous avez raison, me dit Manette, enfin, il est évident que ces trois tableaux sont à rejeter absolument. C’est Dieulafoi qui doit sauter. J’appelle demain le directeur de Continental. Et on fait sortir le livre le plus vite possible. Si ça sort ailleurs, vous aurez toute l’autorité pour démentir. »
Je me tais.
Un horrible soupçon me vient : si c’est ce que je pense, c’est grave, mais j’ai le pouvoir de tout faire cesser immédiatement. Je n’en dirai rien à personne. Il s’agira d’une mission de confiance que je ne peux confier qu’à moi-même, au grand vieillard oublieux et infatué que je suis aujourd’hui devenu. Si j’avais à peindre trois faux Gossec de 1967, je crois que je saurais exactement comment faire, et où aller.
Oublions. Je pensais que Virgile avait fini par se signaler. Jacques me dit qu’il ne comptait pas revenir avant la semaine prochaine. Il l’a eu au téléphone pendant que je recevais mes visiteuses. Virgile lui a expliqué qu’il avait des amis à dîner, deux ou trois peut-être, des intimes, mais que si c’était une demande expresse de son père, il rentrerait demain. Tout me porte à l’aimer, mon petit Virgile, comme je n’ai jamais aimé les autres. C’est le fils que mon père aurait voulu avoir et que je n’ai pas su être.
Joueur, flambeur, riche et drôle, Virgile est celui que je préfère, en fait le seul que j’aime, le seul que j’ai un peu pris le temps, sinon d’élever, du moins de connaître. J’exposerai un jour tous les portraits que j’ai faits à chacun de ses anniversaires, mon pauvre petit Titus-Virgile. Ces portraits qu’il déteste et qui m’ont donné tant de peine. Virgile est ma seule réussite, mal dans sa peau et dans ses rêves : ce ne sont pas les siens, ce sont ceux de son grand-père qu’il n’a pas connu, et dont il risque, depuis ce soir, de découvrir la photo avec brassard noir et deux décorations un peu floues dans les magazines. En attendant, le papier glacé ne déplaît pas à mon enfant, m’as-tu-vu comme son père, insouciant, souriant aux paparazzi qui, je le crains, ne le traquent pas encore assez à son goût. Je rêve pour lui d’un mariage heureux, d’une petite famille simple, d’un talent quelconque, mais qui lui appartiendrait.
Je me souviens, quand il avait huit ans et qu’il avait voulu, dans l’atelier, commencer à dessiner : ma colère, je lui hurlais à la gueule que s’il continuait je lui couperai les doigts avec les petits ciseaux de la salle de bains. Il a pleuré trois jours. Il n’a plus jamais touché un crayon. Maintenant, il dépense mon argent, je lui en donne de plus en plus, peut-être que je le torture mieux ainsi. Je ne sais pas s’il a compris à quel point je l’aime, mon petit espoir. Il a les yeux de sa mère, le physique qu’il m’aurait plu d’avoir à son âge.
Virgile a deux frères, nés de mon premier mariage. Sans postérité. Des idiots, presque débiles, le visage de cadavre de leur mère, ma plate Eugénie qui me plaisait quand je voulais entrer dans le grand monde. Et les deux bébés de Nahoum. Ça fera une jolie succession, avec arbre généalogique dépliant en pages centrales de Paris Flash. Deux avocats, un commissaire-priseur, un conseiller juridique travaillent déjà. Mes trois « épouses », Eugénie la bégueule aux cinq cents millions, Isabelle la folle, mère de Virgile, et Nahoum, « la plus belle femme du monde ». Je suis allé à la rédaction voir la maquette de ma viande froide. Aucune erreur dans les légendes des photos, leur documentation est bien faite. Je me souviens de la naissance du premier. Par snobisme pur, sa mère l’avait prénommé Galéas, comme dans les romans de Mauriac que ma chère Eugénie n’avait pas dû lire. Eugénie m’avait tout apporté. Au petit émigré croate sans le sou, sans diplôme et surtout sans grand talent elle avait donné ce qu’elle avait reçu. Un père fortuné, une enfance heureuse, l’implantation parisienne de sa famille, trois immeubles, un pâté de maison entier rue de Lille. Mes beaux-parents connaissaient « tout le monde » et m’ont tiré des Beaux-Arts. Ils m’ont fait dîner avec Matisse et Bonnard. Je ne leur en ai jamais eu aucune reconnaissance. Ils ont été odieux. Ils sont venus ensuite, après le divorce, me demander des tableaux. Les minables, ils n’étaient plus assez riches pour me les acheter. Mais je crois que derrière mon dos, mes deux porcelets imbéciles de grands fils leur en ont refilé pour qu’ils puissent parader dans leur salon gris et blanc, tout en fauteuils médaillons Louis XVI comme il faut, avec vitrine à porcelaines. « Eugénie était si malheureuse. Lui, nous l’aimions bien, nous l’avions adopté tout de suite, il a tellement de talent. Il nous racontait l’histoire incroyable de sa famille, vous savez ces Croates qui commandaient déjà des régiments français sous Louis XIV. Enfin, nous n’avions pas élevé Eugénie pour être la femme d’un génie. Le génie, il faut vivre avec au quotidien. » J’entends d’ici ma vieille rosse de belle-mère, morte et décomposée depuis des lustres, quand elle glissait des expressions « jeunes » dans la logorrhée qu’elle déversait d’habitude sur les pots de fleurs qu’elle invitait à ses brunchs.
J’ai été blessé. Je crois avoir compris. Il faudrait que j’aille voir à Magnac et à Paris.
On me donne avec le courrier du matin, que Jacques dépose sur un petit plateau en céramique bleue qui me vient de ma mère, l’article de Cosmogonie, intéressante pièce à verser au dossier de mes mises en scène à succès. Tout ce théâtre m’amuse encore, à mon âge.
Je ne sais toujours pas qui cherche à faire peur à ma tendre Nahoum. Pourquoi ces événements se produisent-ils tous en même temps ? Je n’aime pas que les choses m’échappent. Ni penser que dans mon dos, on a déclaré ma perte. Je veux savoir qui monte ces dragons contre mon donjon.
Avant de boire le jus de fruits d’Huguette, j’ai ouvert les fenêtres vers le jardin, mon jardin clos dont j’aperçois les hauts murs. Ils disparaissent sous les vignes grimpantes et les rosiers. On dirait une enluminure médiévale, un cadre pour l’amour courtois, le repos, la musique des luths et des flûtes, les déclarations aux marches de la fontaine. Les audiences du clair de lune. Je suis sorti sur la terrasse. Chaque matin, quand il fait beau, je marche pieds nus dans la rosée, les pieds dans l’herbe, je respire, quelques pas, dans le froid et je rentre prendre ma douche. Puis je me cale dans mon fauteuil et Jacques, qui guette les bruits de la maison, apparaît avec le courrier et les journaux. J’aime bien quand, dans les pages sur les gens du monde ou sur les expositions, je trouve une petite sucrerie me concernant. C’est exactement comme lorsque mes pieds sentent l’herbe, la terre, le froid des gouttelettes du matin, que je respire l’odeur des champs et que le vent m’apporte le parfum de mes roses, avec un rayon de soleil en plus, qui n’est pas rare en Touraine. Je déplie le journal, je ne le lis pas vraiment en entier, je survole l’article, je prends ma loupe pour les photos et je grignote une phrase ou deux pour humer le ton. Puis je commence la lecture par le début. Je m’arrête pour boire un peu de thé, je reprends. Quand c’est drôle, j’appelle Nahoum. Je ne suis pas repu de ces sottises, j’en ai été privé si longtemps. Il faudra barrer toutes ces pages, en attendant, je joue avec le risque de les écrire. Si je meurs d’un coup et qu’on les trouve, je suis fait. Il faudra faire tartiner d’autres articles, et même une biographie moins à l’eau tiède que celle de ce pauvre vieux Rex. Car on a fait sur moi une biographie, deux albums, cinq catalogues d’exposition dont un à Washington et bientôt, grâce à la chèvre douée de raison, un catalogue raisonné.
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