— Ne me racontez pas cette scène pour la centième fois, ma petite Manette, je vais vous trouver gâteuse.
— Un comble, en effet. Je vais encore devoir vous accompagner au Mexique et Idric racontera à ses lecteurs les injections de cellules fraîches. Mais ce soir historique, dont je ne me lasserai pas de vous faire le récit, et dont je ferai encore, jusqu’à mon dernier souffle, le récit à tous vos enfants, vous avez changé ma vie. Je tenais mon personnage. J’allais faire votre fortune. Surtout, vous alliez faire la mienne.
— Surtout.
— Mais c’est un travail de tous les jours : recevoir, téléphoner, relancer, flatter le pauvre Rex. Au lieu de lui demander d’écrire un article je lui disais de donner un texte. Je déjeunais avec son éditeur ; j’invitais ses minets à mes vernissages. Il se donnait de l’importance, vous vous rappelez comme c’était drôle ? Ce cher Rex, il nous doit quelques-uns de ses meilleurs coups. En réalité, personne n’a eu à se plaindre dans notre aventure. J’ai toujours appliqué la règle du petit cadeau. Un peu plus d’argent pour vous, vous n’aimiez que ça, un invité surprise pour Rex, et je vous réexpédiais dans le Limousin un jour plus tôt pour faire plaisir à Isabelle. Une nouvelle montre pour vous, un sac de Courrèges pour elle. Derrière une gloire planétaire, il y a un très petit nombre de personnes, mais qui font tout.
— Vous avez su trouver les premiers acheteurs. C’était fort. (Je joue à prendre le ton sec de la petite Idric de Cosmogonie)
— De vrais collectionneurs, comme il y en avait encore à l’époque. Des perdreaux qui aimaient l’art, un notaire du Mans lancé dans le conceptuel, une Anglaise fascinée par vos pires portraits. Les collectionneurs de la première année n’étaient pas bien reluisants, mais ils ont payé et ils étaient sincères.
— Vous datez de quand le moment où ils n’ont plus été sincères ? (Je prends cette fois la voix pointue de la chèvre.)
— Quand Picasso, bon prince, a installé votre machin chez lui. On a cessé d’aimer vos œuvres. On a trouvé insupportable de ne pas avoir un Gossec quand Picasso en avait un. Vendre à Picasso, c’était un coup de maître.
— Il a été mon meilleur agent, à son insu, et sans envie spéciale de me faire plaisir, c’est moi qui avais réussi à lui faire pitié pour qu’il m’achète quelque chose.
— Vous étiez très sensé, efficace.
— Vous pensiez vraiment que j’étais fou ?
— Vous en aviez l’air. Ce qui est essentiel. Torturé. Illuminé, la mèche noire, le profil de Condé à Rocroi, faisant souffrir les femmes de manière sadique, un peu paumé, prêt à vendre père et mère, je vous ai vite jugé. Pas un vrai fou, mais assez allumé pour que je puisse vous faire passer pour un génie. Et assez raisonnable pour négocier un contrat et produire ensuite au rythme que j’allais fixer. Transformer un fou en poule pondeuse c’est tout le travail du galeriste. Les fous, il faut les aliéner, les surveiller et les punir. Je dois reconnaître que vous étiez exceptionnel. Un excellent sujet. Je n’aurais pas réussi ça avec d’autres.
— Vous avez été mon Kahnweiller.
— Picasso l’a dit : le cubisme, c’est Kahnweiller qui a tout fait.
— Faux. Un marchand ne suffit pas.
— Il faut des livres, des articles, des émissions, des collectionneurs, des musées, des achats officiels, des commandes. Organiser un réseau. Ça finit par se fédérer plus ou moins tout seul. Il y a un moment où ça prend, et alors, puisque ces mystères nous dépassent…
— On ajoute un zéro.
— Si en plus la vache à lait tient jusqu’à cent ans.
— Quelles sont les festivités que prévoit la galerie Manette Homberger pour fêter les cent ans de Gossec ? Je propose un titre pour un petit catalogue commémoratif : La Galerie du siècle. Il faut faire taire la calomnie avant qu’elle ne se répande. Si je suis devenu indéboulonnable, c’est aussi parce que je n’ai jamais rien laissé passer. J’ai toujours tout vérifié. Un mauvais article passe. J’en fais sortir deux bons. Un tableau se vend moins que prévu, je bloque le marché pendant les deux mois qui suivent.
— Vous êtes resté un excellent élève.
— Cette fois-ci, comme les autres, il faut faire cesser ce petit scandale et je crois que j’aurais un certain plaisir à le faire moi-même. »
Durant toute cette conversation, je ne voulais pas inquiéter Manette. Je crois que le danger est plus réel qu’elle ne le pense, le risque plus grand puisqu’il est total, puisque ma vie peut s’arrêter d’un moment à l’autre. Il est des malentendus que l’on peut dissiper à trente ans, mais des scandales, dont, à cent ans, on ne se relève pas. On me croit immobile, dans mon fauteuil à roulettes depuis mes quatre-vingt-cinq ans. Je vais les surprendre, je vais aller voir moi-même le marchand new-yorkais, Ralph Crowley, il me présentera à celui de Washington qui a cette toile fausse. Je veux voir de mes yeux comment travaille mon faussaire. Je vais reprendre un peu en main mes affaires avant que cela ne devienne vraiment inquiétant. Si je meurs demain, et que tout éclate. Et le reste, qui se découvrira. S’il faut crever l’abcès, autant que je sois présent pour établir moi-même le diagnostic. Sinon je suis fait : pédophile, fasciste, père dénaturé — c’est faux — mais aussi imposteur, forban, élève médiocre et appliqué du médiocre Maurice Lebourg…
[Fin du premier cahier manuscrit.
Une ligne à l’encre rouge : « à publier après ma mort. Maintenir l’intégralité du texte et des noms propres. »]
Le journal de ce matin. Je le recopie à la place du chapitre que je voulais ajouter. Que faut-il écrire d’autre, et que puis-je écrire après, et vivre après ?
Virgile de Gossec, fils du célèbre artiste, assassiné
On a retrouvé hier, dans son hôtel particulier des Halles, le cadavre de Virgile de Gossec, fils du peintre bien connu et de sa seconde épouse, Isabelle Garnier. La victime a été poignardée.
On en saura plus long dès que les témoignages du jeune homme et des deux jeunes filles, invités de Virgile de Gossec en ce soir fatal, auront été entendus par la police. Rappelons que le peintre Gossec s’est séparé il y a dix ans d’Isabelle Garnier, avec laquelle il avait vécu dans la commanderie de Magnac, au centre du Limousin. Ce fut la période la plus intense de sa longue carrière créatrice. Très jeune, au moment de leur liaison, après deux ou trois ans de vie commune, la malheureuse Isabelle Garnier, vendeuse de bijoux à Martigues, avait semblé perdre la raison. C’est le peintre qui avait demandé le divorce et obtenu, après expertise psychiatrique, la garde de leur unique enfant. L’enfance de Virgile de Gossec, trop gâté par son père, ne semble pas avoir été très heureuse, ballottée entre les deux intimidantes propriétés familiales, celle du Limousin et celle du Val-de-Loire. Des rumeurs avaient circulé ces derniers mois à propos de soirées où l’on aurait vu de l’amphibose, la nouvelle drogue à la mode, et c’est peut-être de ce côté qu’il faut chercher les raisons de cet assassinat. Le peintre, avec lequel nous avons cherché à prendre contact, semble muré dans son chagrin. Les grilles du château de Cérisoles se sont fermées à la visite et aux visites, pour une longue semaine de deuil.
Tout est faux dans cet article. La police est venue. Virgile était seul dans une chambre quand on l’a trouvé. Ils m’ont forcé à venir à Paris pour que je voie les lieux. Ma séparation d’avec Isabelle date de trente ans, pas dix. Comme si, à mon âge, le temps s’était arrêté.
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