Nahoum, perdue dans un grand fauteuil comme l’Olga de Picasso, accoudée comme un portrait d’Ingres, la main sous son menton de déesse antique, écoute en souriant la lecture de ce stupide article, tissu d’inepties convenues : c’est si peu elle, cette dame d’œuvres espagnole passionnée d’art contemporain et de royalties. Comme la fille sublime qui posait sur la plage, sur des motos, en tenue sadomaso pour vendre des parfums sophistiqués, ingénue, éblouie, hiératique, enfantine, humiliée, vengeresse, cruelle. Jamais, non plus, ce n’était elle.
À l’époque, je crois qu’elle n’aimait que gagner de l’argent et profiter des quarts d’heure entre les séances de pose et les défilés pour aller voir les musées. Nous avions aussi cela en commun — avec nos fantasmes les plus secrets : l’art et l’argent, aimés avec une égale voracité. Pas l’art pour l’argent — c’est le cas de figure classique, on n’aime pas vraiment l’art, on n’aime pas les musées, on aime les collections, les collectionneurs, les ventes. Non, la beauté, l’histoire, le temps matérialisé dans les vitrines, l’infini dans des galeries, le mystère de la beauté sans prix et, à côté, la fortune — nous avons passé des heures au Louvre, les mardis de fermeture pour ne pas être poursuivis, et je redécouvrais tout avec elle, je lui montrais, elle me disait d’arrêter, nous nous sommes aimés en communiant devant les taureaux assyriens. Depuis son enfance, Nahoum aimait les musées. Ce qu’elle aime aujourd’hui, en plus, son dernier enthousiasme, c’est la technique. Je lui dis qu’il n’est pas trop tard pour préparer un concours d’ingénieur. Personne ne s’était aperçu que cette fille si belle aurait pu aussi être une physicienne, une astronome, qu’elle pouvait changer un boulon dans l’espace avec une élégance sans pareille. Son intelligence était ignorée — sauf de son agent et des quelques victimes de ses contrats en béton, qui, dans trente ans, quand ma soupe aura périclité sur le marché, feront vivre encore nos enfants. La haute technologie est son régal. Elle s’abonne à des magazines qui décourageraient le premier polytechnicien sorti écœuré de l’École.
Elle tire les rideaux, déplie un grand écran devant moi sur le mur, branche un ordinateur portable. Les images naissent sur la toile blanche. Je vois les enfants qui sautillent dans les rosiers. Puis un plan fixe d’une rose un peu flétrie pendant deux minutes, puis le détail des feuilles et des épines. Elle m’explique comment le film a été vu en temps réel par ses parents à Los Angeles. Je me force à lui dire que c’est formidable, mais je regrette que ses parents ne viennent pas plus souvent nous voir. Ce monde virtuel est celui où les grands-parents ne verront plus leurs petits-enfants. C’est un monde sans doute encore plus cruel et dérisoire que le nôtre. On y ment mieux, on y baise moins, on s’y regarde davantage. Je pense en moi-même : pourvu que ses parents ne veuillent pas venir, pourvu que tous ces gadgets continuent encore quelque temps à occuper Nahoum. Et aussi : si ce monde virtuel est vraiment tel que mon cerveau de vieillard se l’imagine, quel dommage qu’il n’ait pas surgi voici trente ans. Je crois que je m’y serais amusé, que j’y aurais peut-être fait fortune. Maintenant c’est trop tard : c’est à ce pauvre réel que je dois tout, c’est le monde réel qui suivra mon enterrement, si Nahoum a la décence de ne pas sortir sa petite caméra numérique de son sac à main.
Heureusement, Huguette est là, qui cire l’escalier, amidonne les nappes, veille au repassage de mes chemises. Le vieux monde tient encore sur ses bases. Elle me parle toujours d’abondance, quand nous sommes seuls, quand elle sait que notre dialogue ne sera pas surpris. En présence de Nahoum, elle se tait, observe, répond avec déférence et discrétion. Avec moi, elle se lâche, elle est en confiance. Elle m’explique ce qu’elle ferait à ma place :
« Si j’étais monsieur le comte, je ne laisserais pas entrer ces femmes-là. Elles vous fatiguent, elles s’écoutent causer, leurs sourires, c’est tout ce que je n’aime pas.
— Vous savez, je crois qu’elles m’en veulent vraiment.
— Et de quoi donc ? Elles vous envient. Je l’ai toujours dit : mieux vaut faire pitié qu’envie. »
Huguette se sent bien avec un homme de cent ans, elle n’en a que soixante-deux, joue de sa jeunesse, m’enjôle, se lance dans des récits interminables, imite les voix, fait le pitre. Elle aurait pu être clown et je crois bien qu’elle a été danseuse dans l’une de ses premières vies. Elle a été mariée, à un charcutier de Pont-l’Evêque « mais qui n’était pas sérieux ». Ils se sont séparés. Inutile de lui parler d’art. Je me souviens du jour où j’ai voulu lui expliquer l’art conceptuel, elle m’a dit : « Si tout le monde faisait comme vous, rien ne se ferait. » Elle voulait dire, je l’ai bien compris, « et qui ferait mes lessives, mon ménage, mes carreaux ? », sans se rendre compte qu’elle est, elle-même, un chef-d’œuvre absolu, un happening inconscient, un spectacle total, l’une des plus belles œuvres de ma collection. Je le lui dis :
« C’est vous, Huguette, la plus belle œuvre que je voie dans cette maison.
— Monsieur veut me flatter, avec les jambes que j’ai maintenant, mais vous savez, en même temps, respect de vous, il y a bien quelques peintures au château qui doivent valoir bien cher et dont je ne voudrais pas pour chez moi. Les deux grandes taches bleues toutes seules sur le mur, c’est pire qu’une tapisserie mal collée. »
Dans mon testament, je lui lègue le Rothko, avec un mot lui disant à qui elle peut le vendre dans la journée même, pour qu’elle vive bien durant la suite de sa vie. Une bonne action de temps en temps : pour mon malheur, je ne puis me retenir de l’écrire. Ce sera l’enfer, pas de doute là-dessus, pauvre vieil homme.
Je réfléchis à ces sourires, tout au long de l’après-midi. Je ne dois faire confiance à personne. Pas même à Manette Homberger, qui me voit vieux et réclame toujours plus d’argent. Et je lui en donne à pleine écuelle. Je sens qu’il se trame contre moi un début de complot.
Tout à l’heure, en plein conseil de guerre, pour changer de conversation, j’ai demandé à Manette :
« Entre nous, c’est vous qui m’avez fait décoller. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à moi ?
— Tous les autres timbrés étaient pris.
— Les autres timbrés ? D’une couronne ?
— Je vous croyais fou. Quand je vous voyais maltraiter cette pauvre Isabelle, quand je venais vous voir au fin fond du Limousin. Elle souffrait vraiment, et plus elle avait mal, plus vous la harceliez. Je me suis dit : je tiens mon cinglé, je rêvais d’un nouvel Antonin Artaud, d’un créateur malade mental que j’allais transformer en génie inspiré. La recette est simple : trouver un beau fou, mais contrôlable, lui redonner confiance, puis le mettre sous contrat. Artaud c’était “le théâtre et son double”, vous ce serait “la peinture et son double” — c’est-à-dire l’idée. Simple à comprendre. Aussi facile que “l’existence précède l’essence”. J’avais trouvé votre formule magique, mon cher. Gossec, la peinture et son double, avec votre regard de doux dingue. Si j’avais su à quel point vous étiez un homme de raison. Mais cela aussi m’a plu, dans un second temps. Ensuite, de la publicité, savoir inviter les bons critiques, en trouver un ou deux, un peu en marge, un peu sur la voie de garage et les lancer sur le baudet. Rex était un garçon en or. Il a eu le coup de foudre quand il vous a vu. Le soir où vous êtes revenu avec Virgile dans les bras, vous savez, j’ai compris que vous étiez parfait.
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