Nous sommes montés au grenier.
J’ai entendu, en passant devant le premier étage :
« Ici, qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est fermé depuis des années, nos pièces de réception, c’est pompeux à dire, vous souriez. Je ne reçois pas. On n’y fait même pas le ménage. Mon fils n’utilisait que les appartements du haut, les chambres. »
Je pensais à cette enfant martyrisée. Le film, que Nahoum a soigneusement conservé dans son ordinateur. Il faudra que ma femme témoigne. Que nous le montrions à la police. Je suis triste de la mêler à cette affaire qui ne la concerne pas. Elle a voulu fuir les médias en m’épousant. Elle va continuer à faire l’objet de l’attention du monde, tout ce qu’elle hait. Elle ne sait rien de Virgile, je lui parle peu de mes premiers enfants. Elle le voyait de temps à autre, ils s’aimaient assez cordialement, connaissaient quelques personnes en commun dans le monde du show-biz. Elle regarde cette histoire avec crainte. Je sais qu’elle partage mon chagrin et j’ai pu, une fois encore, hier matin, pleurer dans ses bras.
Je n’exclus rien : Virgile lui-même, filmant ces horreurs pour scandaliser Nahoum et lui faire peur. Cette hypothèse, je l’envisage froidement en suivant le policier jusqu’au grenier, mais je sais que je ne lui en parlerai pas.
Le grenier avait été aménagé avec les gains de mes premières ventes, nous avions pensé y installer quatre chambres, destinées à devenir un petit appartement indépendant quand les enfants seraient grands. J’avais tapissé moi-même trois chambres, avec un papier comme il faut de ces années-là, une imitation de toile de Jouy, avec des bergères, des montgolfières et des moutons roses, genre Trianon, poutres apparentes et rideaux à carreaux, tout avait passé au soleil. Personne n’avait jamais habité là et les travaux de la quatrième chambre avaient coïncidé avec notre séparation. Peut-être était-ce la pièce où l’on mettait les vieux jouets pendant l’enfance de l’aîné. En tout cas, elle n’a jamais servi de chambre. Je n’utilisais pas beaucoup l’escalier du grenier. On entassait là-haut les morceaux d’œuvres, les châssis, les toiles invendues. J’ai tremblé un peu devant cette petite porte de bois que je n’avais pas revue depuis des années. Je retrouvais le loquet noir, et la garniture de fer en forme de losange, le bruit n’avait pas changé. Je me souviens parfaitement des couleurs de cette chambre, du badigeon ocre que j’allais retrouver, dans la lumière du matin. J’ai été surpris.
J’ai peine à écrire ce que j’ai vu : le tracé blanc au sol comme dans les films, le contour de mon fils disparu qu’on avait déjà porté à la morgue. Son absence dessinée par un flic artiste, un conceptuel lui aussi.
Surtout, le plus incroyable, le plus raffiné : cette chambre quelconque était devenue la copie de mon œuvre fondatrice, celle qui est exposée au Centre Pompidou, la chambre à ordures que j’avais faite pour amuser le vicomte de Noailles.
Je suis resté suffoqué. Les murs étaient traités en trompe l’œil imitant le papier peint, exactement comme dans la « chambre » du Centre Pompidou, que je venais de revoir pour l’inauguration avec le président. C’était la reproduction de ma « chambre », mon œuvre. Les trois murs, peints avec soin, les rideaux à motifs d’indienne, tirés devant la fenêtre. Une méticuleuse copie. Trois sacs-poubelle éventrés étaient inventoriés par la police, qui relevait les empreintes et cherchait des indices.
Je pensais à la grotte de Lascaux et à sa copie à l’identique. Comment avait-on recopié ma chambre ? Était-ce pour y déposer le cadavre de Virgile ?
L’angoisse se noue autour de mon cou. C’est ici que l’on a tourné ce film atroce, violé cette petite fille avant de l’assassiner. Ici que l’on a tué mon Virgile.
Un assassinat aussi soigné que la copie de mes trois murs. Le quatrième mur, celui que perce la porte d’entrée, est entièrement blanc, sans décor. Il faut un pervers, quelqu’un qui me connaissait bien — ou qui le fût autant que moi et voulût être compris.
Mon œuvre est connue, on l’a vue à la télévision et dans les magazines : même le commissaire avait remarqué.
« Vous reconnaissez bien sûr ce décor, les peintures du mur.
— Une copie, faite par je ne sais qui, pas par moi. Je n’arrive pas à y croire. La peinture doit être encore fraîche.
— Non, pas spécialement, c’est sec, avec de la poussière. On a pu peindre cela il y a un an, ou dix, ou plus. Regardez, dans l’embrasure de la lucarne, le marron a été décoloré par le soleil.
— Je puis dire que cette copie de mon œuvre n’a pas été faite de mon temps et que j’en ignorais l’existence dans ma maison. Aucun des propriétaires de l’œuvre depuis Charles de Noailles n’est venu ici. Je ne m’explique pas…
— On va faire le relevé des empreintes et chercher des traces d’ADN dans les taches et sur la porte.
— Vous me confirmez les circonstances du meurtre.
— L’arme est là. La victime avait été attachée à la porte, un fort taux d’alcoolémie dans le sang. Les pieds liés pour l’entraver. Elle a d’abord subi une sodomisation avec un objet en bois, qui semble selon toute vraisemblance le manche de ce couteau ; le laboratoire là aussi confirmera. Puis on l’a égorgée avec. »
C’est le légiste qui a parlé. Ces mots ne m’ont rien fait, j’étais déjà informé. L’inspecteur lui a coupé la parole pour m’épargner. J’ai fait un geste pour le laisser finir.
J’ai demandé un mètre ruban, une échelle qu’ils ont tenue pendant que je montais à la stupéfaction générale.
Un centenaire qui laisse sa canne pour monter à une échelle suscite toujours une certaine émotion ; j’ai pris les dimensions de la frise, en hauteur, j’ai noté les chiffres dans mon carnet, mais uniquement pour me donner une contenance. Je ne voulais pas avoir l’air ému par le résultat qui me clouait sur place, en proie à une terreur, une angoisse que je n’avais encore jamais connue. On m’a laissé relever, mesurer la rosace ornementale qui servait de motif. Je voulais en avoir le cœur net. J’ai tout compris quand j’ai constaté qu’elle avait exactement les dimensions, mes chiffres porte-bonheur secrets, que je lui avais attribuée en 1928. J’avais été très attentif, par superstition, à donner aux petits carrés marron la hauteur d’un centimètre sept. À faire des cercles d’un rayon de sept centimètres sept. À reporter ces carrés et ces cercles à intervalles égaux de sept centimètres pour composer une frise ornementale qui de loin ressemblait à un papier peint du commerce, mais qui était une œuvre de moi, tout entière, ma folie du décor et de l’ornement, des détails parfaits, qui se glissait dans l’œuvre maîtresse. Personne n’y a jamais fait attention. Moi seul le sais. J’avais passé toute une semaine à peindre cette frise, comme un artisan qui veut reproduire l’effet d’un travail fait à la machine. Cette chambre, à Paris, a été peinte avec mes pochoirs. Selon mes procédés. Et les analyses prouveront, comme pour les trois tableaux du marchand de Washington, que c’est avec mes pigments et mes solvants. Indice capital. Je n’ai rien dit à la police.
« Copie fidèle, messieurs, au centimètre près, mais ce n’est pas très difficile, c’est mon œuvre la plus célèbre, reproduite partout. »
En réalité, j’aurais pu m’accuser, dire que j’avais peint cette pièce, puisque moi seul connaissais ces chiffres — et ces petites rosaces qui m’avaient obsédé sont à moitié invisibles, en bordure du plafond, même pour le catalogue raisonné, personne n’est allé les mesurer. J’ai failli douter de mes souvenirs. Ou alors il faut faire perdre du temps à l’enquête en accusant d’excellents conservateurs au-dessus de tous soupçons. Quand cette copie a-t-elle été faite ? Pourquoi Virgile la connaissait-il ? Ce ne peut être par hasard si on l’y a trouvé. Je tremble de la part que j’ai pu, que j’ai dû, malgré moi, prendre dans la mort de mon fils.
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