Comment aller voir cette chambre, mon ancien atelier, dans la commanderie de Magnac ?
Dans l’avion, je reçus deux appels d’urgence inattendus. J’avais presque oublié l’autre affaire. Ralph Crowley, mon marchand new-yorkais, me confirmait que les trois « nouveaux » tableaux avaient transité par ses bureaux de la 5 eAvenue. C’est Virgile (il me le dit sans ménagement, une qualité que j’ai toujours appréciée chez ce parfait Texan) qui les lui avait vendus, avec un certificat signé de moi, sur le papier à en-tête de Cérisoles-sur-Loire. Aucune raison de se méfier. Il me dit que ce tableau scabreux n’était pas exposé et que des arrangements étaient toujours envisageables, autrement dit, il pouvait le détruire. Je lui répondis qu’il était trop tard, qu’ils étaient déjà dans les tuyaux du catalogue chévrien. Il proposa gentiment de faire exciser la chèvre par un homme à lui et de récupérer la marchandise. Je ne refusais pas. J’embrassais Ralph, ce vieux frère, car on m’appelait sur l’autre ligne.
C’était le rédacteur en chef de Cosmogonie, assez contrarié. On lui proposait un reportage au vitriol sur moi et ma famille. Idric, bien sûr, la sotte qui se vengeait des insultes que je lui avais distribuées sans compter l’an dernier. Et les photos de mon défunt fils en bonne posture ? « Ne craignez rien, mon cher comte, je les ai vues, personne d’autre que moi, elles sont dans mon coffre personnel. Nous les détruirons ensemble. »
Nahoum dormait à côté de moi dans l’avion. J’ai trouvé qu’elle n’était plus la même, elle ne me parlait pas. Depuis l’enterrement, elle n’avait rien filmé. Je ne voyais plus sa petite caméra de métal gris. Elle avait dû la perdre.
Je n’entendais plus rien, je m’endormais, sans douleur, au-dessus de la Méditerranée invisible. Cette nuit était plus peuplée de cauchemars que dix ans de ma vie. Je m’en souviens minute par minute. Et l’image qui se formait sur ma rétine, au fond de mon cerveau, c’était cette pièce de Magnac qu’Isabelle la folle ne m’avait pas laissé voir. L’atelier. Une chambre cachée dans la maison que, depuis des années, j’ai condamnée en moi.
CHAPITRE 9.
Silence dans la « chambre »
Je change. Je le sens. Ce cahier va m’être utile. Je vais écrire, deux fois par jour, le déroulement de l’enquête. Je le relirai tous les soirs pour faire le point, récapituler les solutions possibles. Je ne suis plus un vieillard mémorialiste. Je suis un justicier qui sait qu’il a une quarantaine de pages blanches devant lui pour arriver à un résultat. Je ne vais noter que des faits.
Je reprends le récit au moment de mon passage par Paris, pour identifier Virgile et accomplir les formalités de police. En sortant de ma maison de Paris, avec Jacques qui me tient toujours par le bras, mes yeux fixent encore, en hallucination, le cadavre de mon fils. Je sens dans le vent, dans les gaz des voitures, les odeurs des flacons préparés pour l’autopsie.
Je vois encore le numéro d’identification suspendu au lit de fer. La porte du frigorifique qui s’ouvre avec un bruit de charnières métalliques. La planche qui roule et le cadavre que le médecin escamote après l’avoir voilé à nouveau. C’est mon fils. Le Christ de Holbein.
Jacques m’entraîne vers le café où Manette Homberger attend. Il s’est chargé de prendre congé du commissaire de police. Je l’entends, comme dans un rêve, expliquer que madame de Gossec arrive tout à l’heure. Que monsieur le comte reste joignable chez madame Homberger, ou sur son téléphone portable, dont il donne le numéro.
Faut-il lier les deux affaires, l’apparition de faux tableaux, très authentiques en apparence, dans leur style et leur technique, dont un montrant cette ignoble scène de viol, et l’assassinat de mon fils ? Trois tableaux vendus par mon fils et peut-être faits et signés par lui. Je m’insurge. Virgile n’a jamais appris à dessiner, il n’a jamais peint : pour produire ces deux paysages et cette « scène de genre », il faut du métier, des recettes. Il faut avoir étudié ma manière — si j’avais, à l’exemple des maîtres d’autrefois, entretenu des élèves, ces tableaux seraient ce que l’on appelle des « œuvres d’atelier ». Virgile n’était pas capable de m’imiter.
Manette pense que si, parce qu’elle ne comprend rien à la difficulté de peindre. Jacques se tait. À l’évidence, Virgile avait voulu s’enrichir. Mais aussi me nuire, me détruire l’année de mes cent ans. Je m’entends dire cela tout haut. Ni Jacques ni Manette n’auraient osé aller si loin. Même imbécile, même complètement à court pour s’acheter des doses, un fils ne traîne pas dans la boue un père qui est sa poule aux œufs d’or. Il ne court pas le risque de le mettre au ban du marché de l’art alors qu’il doit être, avec ses coffres à Bâle remplis de toiles roulées, avec ses étagères de dessins, avec sa collection de photos, durant les cinquante années qui viennent, la source principale de sa subsistance.
« Sauf, dit Manette, s’il est manipulé, si on lui a fait croire que ce grand tableau n’est pas si compromettant, qu’il ajoute à une gloire officielle un peu du soufre et du scandale qui font les grandes réputations, ou au contraire qu’on ne le montrera pas, qu’il y a déjà un collectionneur qui aime les œuvres un peu curieuses et qui peut payer très cher. » Manette cite un nom très connu. Manipulé ? Par qui ? Par Idric ? Non, elle ne me hait pas au point d’en arriver à tuer, même pour le scoop de sa vie, je ne la sens pas assez solide pour cela. La chèvre savante, Martine Dieulafoi ? Elle aurait les nerfs, pour un assassinat. J’en suis sûr. Mais le mobile n’est pas clair. Pour elle aussi, je suis une pièce d’échecs à conserver. Elle ne me discréditerait pas aux yeux de la postérité, moi le grand artiste dont elle est la grande historienne. Isabelle, ma pauvre femme folle ? Je sais qu’elle n’a aimé au monde que son fils et moi. Et je ne pense pas qu’elle eût été prête, même délirante, à tuer le premier, ou à le faire tuer, pour se venger du second. La vie n’est pas une tragédie grecque. Toutes trois ont pu jouer leur rôle. Mais elles n’agissaient pas pour leur compte. Ni pour celui de Cosmogonie, de Continental, ni pour les galeries concurrentes — si cette concurrence signifie encore quelque chose. Je suis hors-concours, à mon âge, tous ceux qui ont voulu m’abattre n’existent plus. Qui veut tirer sur un vieillard ? Ses héritiers ? S’attaquer à un centenaire est un risque bien inutile. Galéas et Thomas savent ce qu’ils toucheront. Je ne les aime guère, mais je ne crois pas, les pleutres, qu’ils m’en veuillent à mort. Ils ne détestaient pas leur demi-frère, et le voyaient de temps en temps depuis toujours. Mes deux aînés sont de braves types.
Jacques ne pense qu’à nos ennemis de Cérisoles. Ce n’est pas si bête : là aussi, je gêne, l’Aiguille qui se sent spolié des biens de ses ancêtres et qui incarne les valeurs morales et la vraie famille — qui ne sont pas, que je sache, des mobiles de crime. L’État, le plus grand des criminels, qui ne serait pas contre la récupération d’un château de la Loire de plus, rentable, remis par mes soins en parfait état de marche. Me discréditer, me démoraliser, me forcer à vendre et à mourir. Si Virgile n’est plus, il va de soi que mes quatre enfants restants, dont deux en bas âge, sous la tutelle de Nahoum, laisseront Cérisoles en dation alors qu’il faut faire le contraire, une dation en toiles tant qu’elles valent cher, pour payer les droits de succession attachés à Cérisoles, chef-d’œuvre inestimable et sous-estimé, puis y créer une fondation. L’hypothèse est digne de Fantômette mène l’enquête, mais c’est la seule qui tienne. Sauf que je n’ai jamais entendu dire que la direction du patrimoine du ministère de la Culture embauchait des tueurs. Manette imagine le petit inspecteur des Monuments historiques en velours râpé maniant le flingue, se faisant inviter aux soirées particulières de mon fils et de ses amis. Elle rit. Elle s’arrête, très gênée d’avoir ri. Je la mets à l’aise :
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