Je suis un héros de science-fiction, un personnage de dessin animé japonais, une vedette manga, branchée et multimillionnaire, dont Étienne crée l’image virtuelle et mondiale. Il me montre le chiffre des connexions, qui va monter en flèche quand on aura annoncé le meurtre de Virgile. Je ne lui demande pas de me lire les messages, lui les regarde, il répond. Il enverra quelques lignes et des images de Virgile.
Son idée est un peu trop dramatique, je ne sais pas si je vais oser. Je dois en parler à Nahoum, qui va connaître tous ces sites non situés où les gens se montrent. C’est de la mise en scène. Il faut que les personnages, nos marionnettes, nos petits pantins soient d’accord pour s’agiter sur l’écran comme des souris de laboratoire. C’est une décision que je prendrai seul.
« Je sais que vous connaissez les webcams et les caméras numériques, votre femme a les derniers modèles. Elle fait ses films. Elle m’a fait l’amitié de m’en montrer un, c’est très beau, elle prend son temps pour filmer de toutes petites choses. Cela me fait penser aux jardins japonais. Je ne crois pas que l’on ait jamais utilisé les possibilités des nouvelles caméras comme elle le fait. Vous avez entendu parler de la première ? La webcam historique est à Oxford, dans je ne sais plus quel laboratoire. Ils en avaient marre de se lever pour rien, pour voir où en est le café dans la cuisine. Ils ont branché une caméra devant, et chacun a eu l’image de la cafetière dans un coin d’écran. Ensuite, cette caméra est devenue un totem, la première, et dans le monde entier, au début d’Internet, on a affiché dans un coin d’écran les images de cette cafetière d’Oxford. La Terre entière l’a eue sur son bureau. Depuis, tout le monde regarde tout le monde, on ne sait pas qui observe qui. La planète est remplie de voyeurs qui jouent à se faire des signes et à épier les signes qu’on ne leur fait pas. Cette année, la cafetière historique a cessé d’émettre. On est entré dans la phase numéro II. On a débranché le monument du net, il faut construire autre chose. C’est à nous de jouer. Tout le monde joue. Votre femme joue. Je sais que ses images sont vues au bout du monde. Elle vous l’a caché ? Elle communique avec ces petits films. On dirait que cela vous inquiète. Vous savez, c’est plutôt bon pour votre image. Ses films sont connus. Mais cela ne se sait pas à la télévision ou dans les journaux, cela se passe sur la toile, nulle part ailleurs. Vous avez vu le succès incroyable de ces émissions où l’on enferme des gens qui ne se connaissent pas. Toute la planète regarde, tout le monde est fasciné. Ce que l’on ne dit pas aux gens dans les journaux, c’est que ces émissions ne sont que la version édulcorée, adoucie, de jeux réels qui se jouent partout, dans les coins secrets du réseau. C’est là qu’est née l’idée. En plus fort, en plus vrai. Avec de vraies histoires, comme celle que vous êtes en train de vivre.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre.
— C’est normal, vous n’avez jamais vu ce dont je vous parle. Ce n’est pas facile à trouver, pas facile à décrire, mais je vous donnerai un exemple ces jours-ci, si vous voulez vous faire une idée.
— Je sais que Nahoum m’a parlé de ces nouvelles émissions de télévision. Elle lit tout ce que la presse publie sur ce sujet. On dit que c’est 1984, les camps de concentration pour volontaires, la bêtise universelle, le star system qui tourne à vide. Qu’est-ce que je viendrais faire dans ce monde-là ?
— Rien. C’est trop fade pour vous. Mais cela montre que le public est prêt. Pour un vrai jeu, réel, dangereux, où l’on joue tout. Avec votre nom, avec votre histoire, avec moi derrière vous, vous êtes en place pour imposer quelque chose d’unique. Un spectacle que personne n’aura jamais vu. Une œuvre qui vous vengera.
— Mais tout le monde a sa caméra ? Son écran pour voir ?
— Non, pas tant que ça. Nous nous adresserons à la nouvelle élite.
— Attention, Etienne, vous allez déraper. Un monde de surhommes, ceux qui peuvent communiquer avec les autres à travers les épaisseurs. Les passe-murailles ?
— Non, c’est un monde ouvert. C’est démocratique. Il suffit d’un peu de matériel, acheté à crédit. Tout le monde peut l’avoir chez soi, se filmer, se diffuser aux yeux de tous, et il y a toujours des gens pour regarder, c’est ça le plus incroyable. On peut aussi, comme votre femme, avoir sa caméra avec soi, sur soi. On diffuse ensuite directement les images. Votre femme raconte votre vie avec de minuscules indices, des boulettes de pain, des petits cailloux. Si quelqu’un à Londres ou à Cairns reçoit ses images, il peut imaginer une autre histoire, une autre vie, lui répondre avec d’autres indices, des bribes à partir desquelles elle imaginera qui il est. Il ou elle, peu importe. En général, contrairement à ce que l’on croit, ce n’est pas le sexe qui est le principal, ni le plus incroyable. Sans compter la vie quotidienne. Le journaliste qui veut convaincre son patron qu’un événement mérite un reportage, celui qui veut envoyer des images. L’agent immobilier bostonien qui veut vendre un chalet de Gstaad à un mafieux moscovite, il lui faut une petite caméra.
— Vous avez soin, cher Etienne, de choisir vos exemples. Je crois que je comprends.
— On m’a même parlé d’un candidat aux élections, en Allemagne, qui filmait ses électeurs sur les marchés. Dites-moi en une minute ce que je peux faire pour vous. Comme cela, vous voyez, je ne vous oublierai pas. Génial, non ? C’est la nouvelle communication politique, la nouvelle communication publicitaire, la nouvelle communication tout court. Ce sont les électeurs qui font les spots publicitaires destinés aux autres électeurs. Le candidat n’est plus qu’un œil et un écran. En art, ce sera pareil. On vous donne la parole. Vous pouvez convaincre à distance, c’est maniable, discret, on réalise un film comme un Polaroid, on l’envoie à l’instant même à qui on veut, à des milliers de destinataires, on peut répondre. On se parle mais le message doit être dense, très efficace, ou alors très lent, en plan fixe, durer des heures. Pas de norme en réalité. J’ai tout vu, le genre n’a pas encore toutes ses règles fixées.
— Et les snuff movies ?
— La honte du web, si ça existe. Mais je suis idéaliste. S’il y a des malades assez riches pour acheter de vrais crimes filmés…
— C’est un peu ce que vous me proposez de faire. C’est aussi violent en tout cas.
— Je vous propose de filmer la justice, pas le crime. »
Étienne me fait chauffer du thé, mon thé vert. Il connaît toutes mes petites manies, sans m’avoir jamais vraiment rencontré. Je lui parle encore de l’amour de Nahoum pour les petites caméras. Cela m’intrigue, je veux savoir ce qu’il en pense. Il en a parlé avec elle, maintes fois. Je découvre qu’Etienne, s’il avait peur de moi, connaît toute ma famille. Il joue avec les enfants, il leur montre des jeux vidéo, il leur donne des jouets nouveaux, de petits robots de l’espace qui tournent, clignotent, valsent dans l’atmosphère. Je ne m’en étais pas aperçu. Il se transforme en ami — ou en espion. Je ne sais pas encore.
Je me méfie de tout le monde. Mais j’ai, sur lui, un sentiment favorable : l’attention avec laquelle il a préparé le thé m’a appris plus de choses qu’un long discours, que ses palabres emberlificotées de petit philosophe taupin à quatre sous qui se croit le roi du monde pour avoir trop lu des nanars de science-fiction. Ce genre de baratineur, qui donne des leçons parce qu’on lui a appris à utiliser une machine à laquelle il ne comprend rien, c’est en général assez dangereux. Il s’agit rarement d’artistes, mais Étienne a l’air un peu plus dégourdi, un peu plus psychologue. J’ai l’impression qu’il m’a compris. Que lui aussi est un imposteur. Il observe. Avec lui, j’ai envie d’être bon et généreux. Je lui en impose, mais il a saisi mon mécanisme. Son exemple, avec le chalet de Gstaad et le mafieux moscovite l’a trahi. Je suis nu devant lui, il ne me bluffe pas — je reconnais, sous un habillage technologique avancé, mes salades et mes forfanteries d’avant-guerre. J’étais un jeune homme comme lui, qui veut être l’empereur du monde parce qu’il a deux idées. Sauf que moi, j’y suis.
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