Je le regarde en silence et je pense qu’il est loyal. Il me regarde avec admiration et, peut-être même, un peu d’amour. Je vais me fier à ses intuitions. En Nahoum, en lui, j’ai confiance, je ne sais trop pourquoi. À mon âge, on sent mieux ces choses.
Il faudra que j’écrive un résumé concis et clair de son projet. Pour savoir si je peux l’approuver. Signer cette œuvre. Il faut aussi que je sache si les conditions peuvent être réunies. Qui sont les suspects ?
Dehors, c’est l’émeute. Une foule crie. J’évite de me mettre à la fenêtre. Étienne, debout, actionne le système de sécurité de la galerie. Le téléphone de Jacques sonne aussitôt. C’est Nahoum, en voiture, qui annonce sa venue, alors que je lui avais déconseillé de nous rejoindre dans notre aquarium. Je me dis qu’elle n’a pas pu résister aux petites caméras. Il faut, en urgence, déverrouiller la porte pour qu’elle puisse se glisser dans la maison. J’entends, en une seconde, les hurlements des badauds. Elle a un air de calme et de sérénité qui me surprend et me dérange. Je n’aime pas qu’elle soit là. Je préfère quand elle garde Cérisoles.
« Vous savez qu’il y a au moins soixante ou cent journalistes dehors, et des photographes. Passer la porte a été un exploit, heureusement que la police m’a aidée. Tout le monde dort encore ici ?
— Nahoum, il fallait rester à Cérisoles.
— Ma place est avec vous.
— Et les enfants ?
— Ils ont chacun un ange gardien, et Huguette qui les dorlote. Et puis j’ai fixé une caméra dans leur chambre et dans la salle de jeux. On peut les surveiller d’ici, Étienne vous montrera. Je ne leur ai rien dit. La maison est gardée comme un coffre-fort. Je leur ai expliqué que je les retrouverai ce soir, et que vous seriez peut-être là aussi.
— Étienne a eu une idée. Un peu inquiétante, un peu étrange. Je crois qu’il faut que vous en parliez tous les deux. Si vous pouviez, ce matin, m’imaginer un petit projet. Me le mettre par écrit, ça m’aiderait. Tout cela est tellement nouveau pour moi. Moi, je pense que nous n’avons plus rien à perdre.
— Et sur les faux tableaux, il y a du neuf ?
— Tu verras avec Manette, elle appelle tous les grands marchands. Je ne crois pas la police très capable. Il va falloir faire beaucoup de chemin nous-mêmes. »
Je suis obligé ensuite d’aller au Quai des Orfèvres, de laisser Nahoum, Étienne et Manette en trio. On me met en présence des derniers témoins à avoir vu mon fils vivant. C’est la confrontation que j’attendais. Je me dis : je vais enfin comprendre. Mais aussi : je vais voir si les idées hallucinées d’Étienne Lemoine, cette nuit, sont viables. Les enfermer tous pour les soumettre à la question moderne, la torture numérique, pour faire craquer le coupable et qu’il avoue devant tous ceux qui le guettent. La première enquête résolue sous vos yeux. Le spectacle du meurtrier qui se coupe, ou qui se trouble, qui se dénonce, qui se « met à table ». L’aveu en direct. C’est une idée. Il faut un bon casting. Surtout si je signe l’œuvre. J’ai un petit mouvement de surprise devant leurs photos que j’avais demandées à voir avant de les rencontrer. Je les connais déjà, grâce à la générosité du magazine Cosmogonie. La photographie d’identification inventée par Bertillon est un art, à son époque passé inaperçu. Je suis très physionomiste. Je n’ai pas oublié ces trois têtes. J’avais bien pensé que ce pouvait être ce genre de compagnie. Leurs têtes sans corps, le menton percé du garçon, les cheveux des filles, le profil de la blonde : je souriais de manière nerveuse. Quelle chance que cette petite sotte, Idric, m’ait donné les tirages des photos scandaleuses. Je vais pouvoir tout obtenir d’eux, à condition de ne rien dire devant la police, de leur faire comprendre que je sais sur eux plus de choses qu’ils ne pensent. Lequel des trois avait donné les photos à Cosmogonie ? Qui voulait faire chanter Virgile ? Et si l’assassin était l’un des trois. La petite blonde, celle qui a l’air le plus insignifiant ? Ou une culpabilité collective, un chantage qui tourne mal. Blague à part, baise à plusieurs, meurtre à plusieurs.
Sur ce plan, j’ai une longueur d’avance. Je sais que ces trois suspects sont, d’abord, les compagnons de débauche de Virgile. Suivez-moi, petits assassins. Je veux faire de vos vies une œuvre d’art.
Je n’ai pas d’intérêt à leur faire avouer leurs turpitudes devant la police. C’est en ne disant rien que je pourrai les manipuler à ma guise, leur demander ce que je veux, tout obtenir. Ils défilent à la queue leu leu, d’abord le garçon, puis les deux filles. On m’a lu leurs dépositions, à ma demande, égard dû à mon grand âge et à ma célébrité qui, je suis très fier de le constater malgré ma douleur, en impose même à la haute maréchaussée. Ils ont des surnoms incroyables, des noms de guerre qu’ils se sont donnés : Pablo, Tagar et Parme. Je crois que pour l’état civil, c’est plutôt quelque chose comme Hervé, Stéphanie et Nadia. Enfin, c’est toujours mieux que Pamela, Charlène et Steevie ou même Roxane, Gaétan et Marie-Sophie. C’est le commissaire qui m’a proposé de me lire leurs dépositions. Je ne suis pas encore au-dessus des lois, mais cela ne saurait tarder. À la lecture de ces trois papiers, il apparaît que ces créatures charmantes, aux prénoms pleins de poésie, formaient un petit groupe amical que Virgile fréquentait depuis deux mois, qu’ils s’étaient connus chez « des amis communs » — le nom cité ne me dit rien — et qu’ils se retrouvaient pour dîner de temps à autre. Professions : sans (le garçon, Pablo), étudiante (Parme, la blonde timide, en licence de langues étrangères appliquées), intermittent du spectacle (Tagar, la brune, qui n’a pas l’air intermittente seulement à la scène). Ce soir-là, les chers petits, qui semblent être d’accord sur la version des faits qu’ils donnent à ces messieurs, sont rentrés se coucher bien sagement après minuit et ont laissé Virgile seul à la maison. Il avait fait livrer des pizzas. Ils avaient pensé aller au cinéma, mais avaient préféré rester bavarder à la maison, tiens donc — un peu de piano sur Internet, des sites à la mode, est-ce que je sais, vente de vêtements par correspondance, achat de disques. Il paraît que cela peut se vérifier, avec les horaires de consultation des sites. Moi je n’y connais rien, mais j’ai Etienne Lemoine dans ma manche. Il ne m’a pas encore donné les adresses des rendez-vous roses et des échanges porno, si c’est vraiment dans cette direction qu’il faut chercher, ce dont je ne suis pas certain. Des témoins, un couple en promenade sur les bords de Seine, le clochard du quartier à qui ils ont, peut-être par précaution, demandé l’heure deux fois, les ont vus quitter le quai d’Anjou vers 1 h 15 du matin, la mort de Virgile a eu lieu entre 3 heures et 5 heures. Et le vieux possède une montre, ce qui est le plus invraisemblable, mais c’est un fait que la police a déjà vérifié. Clochard de luxe. Monsieur Popaul. Je ne sais pas quoi penser. Pour en avoir le cœur net, je veux les voir tous les trois. C’est moi qui mène l’entretien. Je me compose une voix cassée. Le commissaire écoute. Le greffier enregistre. Le décor ressemble à un mauvais feuilleton de l’ORTF des années soixante, fauteuils couverts de plastique gris, tiroirs de métal, la PJ dans sa royale splendeur.
J’écoute d’abord le garçon, Pablo Santacreu, qui prétend n’avoir rien à me dire. Je ne veux pas raconter à la police tout ce que je sais. Mais qu’ils comprennent. Je lâche quelques phrases brèves, mes petits coups de canif :
« Mon fils m’a toujours tout dit. Y compris ce qui se passait avec ses amis. À mon âge, rien ne me choque. Je l’aimais assez pour lui passer tout. »
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