Imaginons qu’un jour il se révolte et reporte contre moi toute cette hargne avec laquelle il écrit ses livres sur l’art contemporain, si drôles, si bien faits, qui écorniflent mes rivaux et creusent, en négatif, le moule de mon monument. Invraisemblable. Rex ne mordra pas son maître. Sa biographie de moi est son chef-d’œuvre. Il en a besoin, s’il veut que je le pousse encore. Je lui dois beaucoup, chère vieille folle, mais je ne le crois pas dangereux. Je crains plus la chèvre ou le marquis de l’Aiguille.
Si je meurs assassiné, je crois qu’on a déjà une jolie petite liste de suspects — dont aucun n’a intérêt à me faire mourir tout de suite. Encore un an ou deux.
J’adore relire la prose de Rex. Au pied. Fais le beau. À haute voix. Il invente tout. Virgile aussi l’aime bien, c’est son parrain. Il m’a transformé en héros de cinéma. J’ai dû faire deux voyages durant ces années noires et rapporter la série de cartoline que j’ai toujours. Bon, c’est vrai, j’ai bien aimé Piero della Francesca, mais je n’en ai pas fait un fromage ; Giotto m’assomme à la longue, mais c’est tout de même mieux pour un génie de s’inspirer de Giotto que d’avoir suivi les cours de coloriage de Maurice Lebourg. Et les surréalistes ? Je me demande bien ce que Breton et sa bande auraient pensé de moi si j’avais fait un peu plus que les entr’apercevoir. Mais peu importe. Le papier ne refuse pas l’encre, dit Jacques en feuilletant les journaux, qu’il lit avant moi en cachette.
Autant que je m’en souvienne, je n’ai jamais été exalté ni audacieux. Enfant, j’avais peur de mon chat, je ne disais jamais ma prière, je comptais les pièces de mon argent de poche que je ne dépensais jamais. J’aimais mes parents de manière banale et sans exaltation non plus. Je n’avais pas conscience d’être fils unique et l’idée que l’on pût avoir des frères et sœurs ne m’est venue que très tard.
Que s’est-il passé ? Que de chemin pour parvenir à cette statue du Commandeur, incarnation de la morgue et de la grandeur d’âme à laquelle je me suis identifié. Rex n’a pas tout fait seul. Il m’a fallu Manette ; une galerie, c’est essentiel, et des collectionneurs, et la presse. Je me suis relativement bien passé du public, à la différence des autres grands, plus faciles d’accès, Picasso et Matisse que les gens aimaient — j’en fus un peu jaloux, cela ne dura pas. Je vendais aussi cher — et j’avais la sympathie de Picasso, l’amitié de Matisse, la haine recuite des autres seconds couteaux qui me voyaient me détacher du lot —, cela satisfaisait plus ma vanité que des milliers d’adorateurs incultes.
Un message de l’Aiguille, laissé à Jacques, m’informe qu’il sera là demain à dix heures. Je me demande ce qu’il peut avoir de si urgent à me dire de vive voix. Je m’en moque. Je ne veux pas le voir.
J’ai assez fait patienter mes deux persécutrices. J’en ai assez d’attendre que mon cher fils veuille bien se manifester. Je vais faire entrer la première. Je me sens mieux qu’il y a une heure. Je suis Dioclétien au cirque. Je regarde s’avancer les deux petites chrétiennes. Je fredonne, en les regardant mourir, le cantique qui expire sur leurs chastes lèvres. C’est un régal.
CHAPITRE 5.
Livré aux chiennes
Ça ne s’est pas bien passé du tout. Les garces. J’abandonne la statue de marbre pour écrire un peu, avant d’oublier, ce qu’elles viennent de me faire, les petites saletés. Elles s’étaient donné le mot.
Le comte de Gossec-Bokram a reçu. Jacques s’est incliné sur le passage de ces dames, l’une puis l’autre, en ouvrant la double porte en chêne sculpté.
Les boiseries signées Tournemire ont brillé sans bruit. Ocre et paille, avec des reflets d’un beau rouge. J’étais satisfait. Le bonheur de voir ces travaux d’artisans du XVIII e siècle, cet art merveilleux, cette émotion bien cirée, ces ciselures nerveuses, un peu dissymétriques. Le bois fouetté, avec ses nerfs, ses nœuds, ses saillies réchampies et détourées. C’est assez rare que des boiseries soient estampillées, sauf si, comme c’est le cas ici, elles ont été exécutées en même temps que les meubles. Je peux en parler pendant des heures. Des meubles que j’ai aussi, un grand canapé et huit chaises — dont une fausse, que j’ai fait refaire à l’identique pour compléter la série, mais personne ne le sait. Je domine ma vie, ma maison, mes objets. Je ne tolérerai pas un grain de sable dans ces mécaniques.
Elles attaquent comme des hyènes. Elles veulent ma peau. Ma vieille peau lustrée comme un portulan, tendue comme un tambour entre les côtes, fripée dans le cou et aux cuisses. Elles vont faire du scandale au lieu de se contenter, comme d’habitude, de l’histoire sacrée d’un vieillard qui ne tremble pas, l’un des plus respectables du siècle passé, monument historique qui loge dans un monument historique.
Ici, mesdemoiselles, car je sais que vous êtes filles l’une et l’autre, ou peu s’en faut, Manette me l’a dit, dans cette grange aux dîmes, figurez-vous que j’ai accueilli vingt-huit chefs d’État, cinquante philosophes au moins, huit prix Nobel, mes chers confrères académiciens, même les moins déplaçables, Ricky Martin et Mireille Mathieu, la Terre entière. Quand j’aurai fini de barbouiller le chemin de croix de Saint-Pierre de Rome, j’inviterai le pape. Vous verrez, il viendra, Elle, Sa Sainteté ; ma grange prendra des airs de Sixtine coquine. L’œil pontifical, c’est le jugement ultime pour les maîtres de l’art. Et déjà, le roi d’Espagne, quand j’ai fait son portrait à la Zarzuela, s’est cru obligé de ramasser mon pinceau. J’avais accepté de me déplacer. Un de leurs trucs de famille depuis que Charles Quint a fait le coup au vieux Titien, l’autre « centenaire » de l’histoire de l’art. J’ai deux œuvres, un paysage et une installation, au musée Reina Sofia de Madrid. Ce sont des dépôts. Elles appartiendront au peuple espagnol après ma mort. Parfois, je rêve de me laisser pousser une longue barbe blanche et de m’endormir pour toujours, dans un dernier spasme de snobisme, comme on le voit sur le petit tableau d’Ingres qui fut si célèbre dans les écoles au XIX e siècle, dans les bras de François I er— le roi qui fit bâtir Cérisoles-sur-Loire afin que je puisse y finir mes jours au commencement du XXI e siècle, entre le pape et le roi d’Espagne, mes vieux potes…
La chevauchée des Walkyries. Rien de mes rêves de grandeur ne semble avoir touché les deux pécores. Elles en ont pris l’habitude. Elles se sont vaccinées contre l’horreur sacrée qui saisit tout visiteur de bonne foi à l’entrée de ma grange. Même la grande Manette Homberger, venue de Paris pour cet entretien de routine, n’en revenait pas. Je l’ai gardée à dîner pour élaborer une défense. Elle était un peu contrariée de ne pas rejoindre son coureur automobile qui tournicote au Mans. Mais je ne lui ai pas laissé le choix, Pierre n’a qu’à venir, on ajoutera un couvert. En fait, je crois que Pierre a peur de moi, malgré les millions qu’il gagne en risquant sa vie.
Je regarde si des tueurs ne sont pas cachés dans les plis des rideaux, dans les ciels des lits à baldaquins. Je veux désormais que Jacques goûte devant moi les plats que l’on m’apporte. J’ai peur de voir le vent changer. On envoie à Nahoum des scènes de crime qui la terrifient. Je sais que l’on veut me faire peur, ressusciter des pages oubliées de mon passé, me faire mourir des maladies dont j’ai guéri. J’arrête de noter mes souvenirs pour écrire ce qui se passe — si jamais j’avais du mal à reconstituer ce qui se trame. Deux ou trois coulées de lave font-elles un volcan ? C’est ainsi que naissent les archipels sur la mer et que meurent les cités corrompues.
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