Lorsqu’elle pénétra dans le cabinet elle fut surprise par la jeunesse du docteur Ella Ganaway. Grande, mince, le visage fatigué elle était très jolie.
— Bonjour, Mrs Wolf, que puis-je pour vous ?
C’était le nom qu’elle avait donné à l’aide médicale. Elle parla de malaises, de pertes et dut se dévêtir pour grimper sur la table d’auscultation. En cet instant elle maudit Serge Kovask et ses idées abominables.
— C’est une voisine qui m’a donné votre adresse. Je ne voulais pas venir mais lorsqu’elle m’a dit que vous soigniez aussi Diana Jellis, je me suis laissée convaincre.
Jusque-là Ella écoutait la vieille femme avec patience mais le nom de Diana la fit sourciller.
— Vous la connaissez ?
— Bien sûr comme tout le monde. Oh ! quelle femme… Je l’adore et je me ferais tuer pour elle.
L’autre reprit son examen. Difficile de parler dans des conditions pareilles.
— Elle ne se ménage pas assez et elle est bien obligée de venir vous voir. De quoi souffre-t-elle ?
C’était dit avec la plus grande innocence et Ella faillit s’y laisser prendre. Elle sourit avec indulgence au début :
— Oh ! des petits riens comme nous toutes.
— Bien sûr avec la vie qu’elle mène. Peut-être qu’elle a fait une fausse couche ?
Le visage de la jeune femme se ferma. Soudain cette métisse ne lui inspirait pas tellement confiance. Et pourquoi avait-elle la peau des cuisses si blanche alors que son visage était si brun ? Méfiante elle s’éloigna, alla se laver les mains puis s’installa derrière son bureau tandis que la Mamma se rhabillait. Ella Ganaway pensa qu’elle n’avait pas affaire à une Noire mais certainement à une Espagnole, une Portoricaine ou une Italienne. Pourquoi venir se faire examiner dans un quartier noir ?
— Vous habitez Watts ?
— Oui, soupira la Mamma soudain en alarme. J’y suis depuis cinquante ans. Mais je ne suis pas noire. D’origine italienne. Avant il y en avait beaucoup dans le coin.
C’était exact et devant cette franchise la méfiance de la doctoresse tombait lentement.
— Et vous connaissez Diana ?
La Mamma ne fut pas dupe. Elle avait intrigué et maintenant on essayait de lui arracher les vers du nez. Ce n’était pas plus mauvais car elle pouvait espérer en tirer quelque chose.
— Oh ! depuis longtemps… Et puis aussi son ami Mel Santos. Moi je suis à cent pour cent pour eux.
— Elle vous connaît ?
— Ça, je n’en sais rien. Elle me salue bien gentiment mais de-là à se souvenir de moi. Ces temps elle est bien fatiguée, pas vrai ? Il faudrait qu’elle se soigne.
— Nous y veillons, dit la jeune femme.
Elle se rassurait. Après tout dans quelque temps ce ne serait un secret pour personne que Diana Jellis attendait un enfant. Mais pour l’instant bien entendu elle ne pouvait trahir le secret professionnel. Pourtant elle avait la vague impression que cette vieille femme avait essayé de la faire parler.
— Combien je vous dois ?
Ella Ganaway eut une idée :
— Six dollars.
La Mamma faillit tomber dans le piège. Machinalement elle ouvrait son énorme cabas pour y prendre l’argent puis se rendit compte qu’elle allait commettre une grave erreur. La doctoresse l’épiait avec un regard glacé.
Elle sursauta :
— Six dollars, gémit-elle, mais on m’avait dit que vous n’en preniez que deux et comme je ne suis pas riche…
— Excusez-moi, dit Ella, mais je pensais à autre chose. Oui deux dollars suffiront bien.
Puis avec sévérité elle ajouta :
— Vous n’avez rien. Je n’ai rien relevé mais à tout hasard prenez ce que je vous indique et si ça ne va pas revenez me voir. Mais je pense que vous êtes une femme en excellente santé et que vous n’êtes venue que pour des bobos imaginaires.
La Mamma préféra jouer les bonnes femmes peu malignes plutôt que de regimber :
— Vous savez on s’inquiète vite à mon âge. Et comme je vis seule… Je vous remercie.
Kovask avait beau dire que toute action provoquait une réaction elle était certaine d’avoir commis une superbe gaffe en l’écoutant. Ella Ganaway venait carrément de la traiter de fumiste.
Quelques jours plus tard Billie fit téléphoner à sa sœur qu’elle était fatiguée et qu’elle aimerait bien la voir. Ce fut la voisine qui gardait les enfants qui avertit la gynécologue. Ella décida de passer chez sa sœur entre deux visites, une fois ses consultations terminées. Elle ne s’effrayait pas trop. Sa sœur ne pouvait travailler plus d’un mois sans éprouver le besoin de « tomber malade » et de prendre quelques jours de bon temps. Dès qu’elle avait un peu d’argent devant elle, elle s’imaginait qu’elle était riche et pouvait voir venir.
Il avait fait une chaleur torride sans le moindre souffle de vent et le smog paraissait plus épais, plus asphyxiant que jamais. Ella avait dû faire conduire d’urgence à l’hôpital, afin qu’on la place sous la tente à oxygène, une femme enceinte de six mois. Elle étouffait littéralement au rez-de-chaussée de son immeuble. D’ailleurs une dizaine de personnes rien que pour le ghetto noir avaient dû être soumises au même traitement.
Contrairement à ce qu’elle avait pensé elle trouva Billie au lit, les yeux rouges, avec de la fièvre.
— Je crois que j’ai la grippe, dit-elle, en plein mois de juillet ce n’est pas malin.
— Comment as-tu pris ça ? demanda sa sœur.
— Au Club. Il y avait un gars qui jetait des billets dans la piscine en demandant que les hôtesses et les barmaids sautent. Des billets de cent dollars. J’ai fait comme les autres mais non seulement j’ai pas pu attraper un seul fafiot mais encore je n’ai pas pris le temps de me sécher. Tu comprends tous ces vicelards aimaient que nos robes plaquent sur nos formes. Total j’ai la crève.
Tranquillement Ella sortit des médicaments de sa trousse.
— Tu en as bien pour quelques jours à te remettre. Tu prendras ça, mais garde le lit. Qui s’occupe des enfants ?
— La voisine qui les garde d’habitude. Avec un supplément elle consent à ce qu’ils restent la nuit. Mais ils ne sont pas contents. Surtout Flossie qui voudrait bien revenir ici.
On frappa et tout de suite une jolie fille entra portant un plateau. Ella la reconnut comme étant une locataire de l’immeuble habitant au-dessus de sa sœur.
— Voilà un peu de potage. Et puis un jus d’orange. Il paraît que ça fait du bien quand on est mal fichu. Mon mari qui est égoutier en boit beaucoup. Avec ce temps il paraît que les égouts sont remplis de fumée.
— Je te présente Marina, dit Billie d’une voix mourante, elle s’occupe bien de moi.
— Oh ! c’est la moindre des choses, dit la jeune femme. Je reviendrai avant de me coucher.
Billie but son jus d’orange mais regarda le bouillon d’un air dégoûté :
— Ça ne me dit rien. Mais elle est si gentille, Marina… Tu sais ce qu’elle m’a raconté ? Qu’il y a plusieurs jours une bonne femme est venue. Elle cherchait Petrus Lindson.
— Une fille jalouse ?
Malgré son mal de crâne Billie se mit à rire :
— Non. Une vieille femme, une métisse certainement. Elle racontait que Petrus devait de l’argent à une de ses amies et qu’elle le cherchait. Marina lui a dit qu’il venait chez moi parfois et elle voulait en savoir davantage.
— Une vieille femme métisse ? Avec un grand cabas qui pend de son épaule ?
— Ça, je n’en sais rien. Tu la connais ?
Ella ne répondit pas. Billie n’était pas très au courant de l’affaire. Elle savait qu’on avait enlevé ses enfants pour obliger Ella à faire quelque chose. Puis on lui avait rendu ses gosses et elle n’avait pas osé demander à sa sœur ce qu’elle avait dû accepter. D’ailleurs elle préférait certainement n’en rien savoir. Toujours la politique de l’autruche chez elle.
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