Kovask regagna le motel vers 5 heures mais ne lui téléphona que lorsqu’il eut pris une douche et avalé plusieurs Coca-Cola prélevés dans le réfrigérateur de son bungalow. Lorsqu’il arriva chez la Mamma elle lisait sur la petite terrasse de sa chambre, un cigarillo entre les dents.
— Ça a marché ?
— Pas tellement et je me méfie. Ils sont sur leurs gardes et je crains d’être repéré. Alors Petrus Lindson ?
Elle fit part de ses découvertes. Il l’écouta avec attention jusqu’au bout. Quelque chose l’avait frappé dans le récit de sa vieille amie mais il ne retrouvait pas quoi. Il avait l’impression d’avoir laissé échapper un détail important.
— Que peut-il faire dans cette clinique ? D’après ce que je comprends il ne pénètre pas dans l’établissement mais reste dans sa voiture sur le parking des visiteurs ?
— Peut-être a-t-il rendez-vous avec quelqu’un mais cela ne doit pas durer bien longtemps puisqu’il n’est resté qu’un quart d’heure à l’intérieur au maximum.
— Cette fille qu’il rencontre fait-elle le trottoir ?
— Je n’en sais rien. Elle travaille dans une boîte.
— Il en serait le souteneur ?
— C’est fort possible. On ne m’a pas tellement vanté le personnage. Il est bien capable de maquer cette pauvre Billie.
Kovask tressaillit :
— Billie comment m’avez-vous dit ?
— Ganaway, je crois.
— Oui, c’est bien ça. Ganaway. Et elle a une sœur qui est gynécologue et qui se nomme Ella. C’est chez elle que Diana Jellis a passé une heure cet après-midi.
Très excitée la Mamma en oublia de tirer sur son cigarillo qui s’éteignit.
— Mais alors voilà enfin un lien entre le personnage et Diana Jellis ? Il connaît la sœur de la doctoresse chez laquelle notre amie la révolutionnaire se rend.
— Attendez avant de conclure trop vite, fit le Commander prudent. Il y avait bien la plaque de cette doctoresse mais j’ignore si Diana Jellis s’est vraiment rendue chez elle. Ce qui me le laisse supposer c’est qu’elle était seule. En général une femme, même très évoluée, n’aime pas trop se faire accompagner par l’homme de sa vie.
— De mon temps c’était ainsi, fit la Mamma, mais les mœurs changent si vite de nos jours.
— Ne jouez pas les grand-mères scandalisées. Donc il pourrait y avoir un lien. Mais lequel ?
La Mamma ralluma son cigarillo et considéra son patron avec une certaine indulgence :
— Vous savez les femmes vont au moins une ou deux fois dans leur vie chez un gynécologue. Il n’y a peut-être là qu’une coïncidence.
— Peut-être mais elle est étonnante, ne trouvez-vous pas ? On nous signale que ce Petrus Lindson s’intéresse à Diana Jellis, que le personnage est si suspect qu’il n’a certainement pas de bonnes intentions à son égard. Et notre Petrus est l’ami de la sœur de la doctoresse qui soigne Diana Jellis. C’est étrange.
Il alluma une cigarette et soudain ses yeux se plissèrent et il examina la Mamma avec une attention soutenue. Celle-ci n’y prenait pas garde, s’éventant avec la revue qu’elle avait cessé de lire lorsqu’il l’avait rejointe.
— Mamma, comment vous sentez-vous ?
— Moi, fit-elle innocemment en ouvrant de grands yeux, mais je me porte comme un charme. Il fait un peu trop chaud pour mon goût et j’ai les jambes un peu lourdes. Autrement ça va.
— Justement vos jambes… Vous ne pensez pas que vous devriez vous en inquiéter.
Enfin elle réalisa où il voulait en venir et le foudroya du regard :
— Si vous comptez m’envoyer chez cette doctoresse, je vous dis carrément qu’il n’en est pas question. J’ai atteint un âge canonique et ces petites contingences féminines n’existent plus pour moi. D’ailleurs, j’ai toujours détesté ce genre d’examen.
— Vous pourriez inventer quelque petit malais, dit-il avec gêne. Mais je n’ai pas de conseil à vous donner.
— Ne trouvez-vous pas que vous exagérez ? Bon et puis ? Je ne vais quand même pas fouiller dans ses dossiers, non ?
— Vous êtes assez maligne pour lui tirer les vers du nez, toute gynécologue qu’elle soit. Allez n’oubliez pas que les consultations commencent à 1 heure. Soyez-y longtemps avant car son cabinet ne désemplit pas.
* * *
On avait remplacé les chaises par des bancs de jardin public en bois et à la peinture verte écaillée. La Mamma était coincée entre une grande fille excessivement nerveuse et une grosse « doudou » qui buvait de temps en temps un peu de rhum coupé d’eau contenu dans un petit flacon qu’elle sortait de son sac. Elle en avait proposé à la Mamma et à ses voisines. Seule la Mamma avait refusé.
Il y avait en tout une quinzaine de femmes dans la salle d’attente dont la moitié étaient enceintes. La Mamma s’était présentée vers midi mais déjà sept personnes avaient été plus prudentes qu’elle. Une aide-médicale avait rempli sa fiche. Elle avait donné un faux nom, prétendu qu’elle éprouvait quelques malaises. Depuis elle attendait son tour mais les visites n’avaient pas encore commencé. Il faisait une chaleur abominable et de cet entassement humain montaient des bouffées encore plus chaudes au parfum poivré.
— Je sais ce qu’elle va me dire, dit la grosse Doudou qui buvait son rhum. Que je me fasse recoudre. C’est depuis Louis que je suis déchirée. Il faisait près de douze livres le petit monstre et ensuite j’en ai eu quatre, non cinq. Elisa, Boris, Fidel et Angela. Mais moi je ne veux pas. Si je dois encore en avoir d’autres ils passent plus facilement. Alors bien sûr elle me place un pessaire.
Elle se tourna vers la Mamma :
— Et vous c’est pourquoi ? Pas pour un accouchement, pas vrai ?
Il y eut des rires mais la Doudou resta très sérieuse :
— Ne plaisantez pas. Ma mère a eu encore un enfant à près de soixante ans. Il faut dire que mon père était un sacré chaud lapin. Vingt gosses avec sa femme et autant avec les voisines. Fallait le faire.
Il y eut de nouveaux rires mais malgré les plaisanteries et les boutades la Mamma devinait une grande détresse morale et physique chez la plupart des femmes présentes. Il y avait notamment une petite jeune fille de quinze ans, peut-être moins, qui se tenait dans un coin, les deux mains sur son gros ventre. Près d’elle sa mère figée dans une réprobation générale pour ses voisines. Il y avait des femmes qui paraissaient beaucoup plus vieilles qu’elles et qui avouaient leur crainte d’être encore prises. D’autres se saignaient à blanc depuis des semaines et s’étaient enfin résignées à venir voir la doctoresse.
On disait beaucoup de bien de Mrs Ganaway.
— Elle ne demande que deux dollars. Et si on ne les a pas ça ne fait rien.
— Sûr qu’elle ne fait pas fortune mais elle est dévouée.
— Pour les accouchements c’est pareil. Moi je ne veux pas aller à l’hôpital. Ils vous gardent dix jours et ce n’est pas propre. Au moins je peux continuer à m’occuper chez moi.
Une autre racontait une longue histoire à la gloire d’Ella Ganaway qui avait sorti de la misère une pauvre femme abandonnée avec ses six enfants, avait trouvé à les placer et du travail pour la malheureuse.
— C’est plus qu’un médecin, c’est une amie, et puis elle est si douce, si gentille.
Avec des mines de conspiratrice une femme d’une quarantaine d’année avoua qu’elle avait apporté un poulet à Papa Vaudou pour qu’il le sacrifie au nom de la doctoresse afin qu’elle jouisse des plus grandes protections occultes. A tel point que la Mamma se crut transportée d’un coup aux Antilles.
Pendant ce temps les visites qui avaient commencé allaient bon train et bientôt la femme au flacon de rhum se leva, comme à regret car elle se sentait bien dans cette ambiance. La Mamma découvrit avec anxiété que ce serait ensuite son tour. Elle ne savait comment faire pour diriger la conversation vers Diana Jellis.
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