— Tu as l’air ennuyé. C’est à cause de cette bonne femme ? Tu sais Petrus doit avoir des tas de gens à ses trousses, il doit faire des dupes chaque jour.
Ella s’assit à son chevet et la regarda dans les yeux :
— N’oublie pas que nous sommes sous une menace constante. J’ai eu cette bonne femme dans mon cabinet.
— Tu es sûre que c’était la même ?
— Il y a de grandes chances. Elle est venue se faire ausculter alors qu’elle était en excellente santé. Elle peut passer pour une métisse mais en fait elle a la peau blanche. C’est une Italienne. Lorsque je l’ai interrogée elle ne l’a pas caché. D’ailleurs à la fin de la visite elle était assez décontenancée. Elle voulait me faire dire des choses assez inattendues pour une simple malade.
— Tu crois qu’elle va revenir ?
— Pas chez moi.
— Ici ? s’effraya Billie.
— Pourquoi pas.
— Tu crois que c’est dangereux ?
— Oui.
Billie regarda ailleurs pour proposer :
— Peut-être faudrait-il prévenir Petrus. Moi, je pense surtout à mes gosses. Ce type est à moitié cinglé. S’il se doute de quelque chose c’est à moi qu’il s’en prendra. Je préfère prendre les devants.
— Il dira que tu as commis des indiscrétions.
— Pas forcément. Qu’en penses-tu ?
— Je n’aime pas Petrus, pas plus que son compagnon. Mais nous avons accepté un marché contraintes et forcées. A la moindre erreur nous risquons de le payer cher. Ces gens-là ne plaisantent pas. Ils n’auront aucune pitié et Petrus malgré ses airs de fanfaron est capable de la plus grande cruauté, sois-en certaine. Je ne veux ni ne peux te mettre dans la confidence mais j’ai compris que l’enjeu était très important et que durant des mois nous devrons nous conformer à leurs conditions.
Billie se souvint de ce que Petrus avait dit. Lui aussi avait parlé de mois. Il avait même précisé que jusqu’au début de l’année prochaine elles seraient toujours sous surveillance.
— Alors j’ai raison de vouloir le prévenir ?
— Je ne sais pas, dit Ella… Il faudrait rechercher qui est cette vieille femme, ce qu’elle veut. Je n’en ai pas le temps et il est impossible de demander l’aide de quelqu’un.
— Je ne vais pas faire chercher Petrus mais s’il vient je lui raconterai l’histoire.
Sa sœur avait encore des scrupules mais après tout il s’agissait des enfants de Billie. Elle n’avait pas peur pour elle, se moquait de ce qui pouvait lui arriver mais ces enfants qu’elle avait mis au monde étaient un peu les siens.
— Faisons ainsi, soupira-t-elle. Ça ne m’emballe pas de jouer les mouchardes, mais nous vivons dans un monde sans pitié. Il nous faut essayer de survivre en évitant de trop réfléchir.
— S’il s’agissait de la police ? Le F.B.I. ? Tu crois qu’ils utilisent des auxiliaires de cette sorte ?
— C’est possible.
— Si nous prévenons Petrus ne vont-ils pas nous faire disparaître toutes les deux ? Une fois mortes nous ne pourrons plus rien dire.
— Tu as raison, dit Ella. Il faudrait quand même prendre nos précautions.
— Comme dans les polars, écrire chacune une lettre qui raconte ce qui s’est passé et confier cette lettre à quelqu’un. Un homme de loi par exemple, un solicitor.
— C’est une bonne idée, dit Ella. Tu vas rédiger la tienne, et moi, je ferai ensuite la mienne. Je les placerai dans deux enveloppes différentes que je glisserai dans une plus grande. Je connais un solicitor. Dès que tu rencontreras Petrus tu le mettras au courant. Nous lui montrons ainsi notre bonne volonté mais aussi que nous ne sommes quand même pas des idiotes.
Billie ferma les yeux. Elle haletait autant d’appréhension que sous l’effet de la fièvre.
— Je ne sais pas si j’oserai. Si tu pouvais être là… Je pourrai te téléphoner dès qu’il se montrera.
Une fois de plus elle devait prendre toutes les responsabilités. Billie serait toujours une enfant incapable de s’affirmer. Elle devait s’y résigner.
— Bien. C’est entendu. Mais tu vas écrire cette lettre, donner des précisions sur l’enlèvement des enfants, sur les détails qu’ils ont pu te donner lorsqu’ils sont revenus.
— Les pauvres choux ils ne savaient pas grand-chose. J’ai compris qu’ils étaient dans une maison avec un bassin dans lequel ils pouvaient se baigner sans danger, que c’était une femme blanche qui s’occupait d’eux avec gentillesse. On leur a fait manger beaucoup de fruits et j’ai pensé que la maison devait être entourée de vergers.
— Ecris tout cela.
— Je suis si fatiguée.
— Fais un effort.
Lorsqu’elle eut écrit deux feuillets Ella les enferma dans une enveloppe qu’elle cacheta.
— Il faut que je parte maintenant. J’ai quelques visites à faire.
Elle l’embrassa et quitta la maison. Tout en roulant elle songeait à la vieille dame. Elle n’avait aucune haine contre elle et pensait que c’était une brave femme mais elle ne pouvait prendre le risque au sujet des enfants.
* * *
Lorsqu’il se réveilla ce matin-là, Petrus Lindson resta quelques minutes hébété. Il avait fait des rêves désagréables auxquels Diana Jellis était mêlée. Il se souvenait mieux maintenant et frissonna. Diana lui crevait les yeux avec des aiguilles à tricoter tandis que Moron et Mel Santos le tenaient. Il grimaça et quitta son lit pour se raser. Au début de l’opération il avait eu affaire à Moron et à ses hommes. Un soir du mois de mai ils l’avaient coincé dans un quartier désert pour lui poser quelques questions. Pourquoi il était revenu dans le quartier, comment il gagnait sa vie. Il avait prétendu qu’il jouait aux courses. Puis on l’avait interrogé sur ces hommes inconnus mais très élégants qu’on avait signalés dans le ghetto noir.
— Ils venaient de Harlem, répondit-il. Ils voulaient installer un central local pour les courses et les paris de toutes sortes mais ils ont vite renoncé. Je leur servais de guide. Ils m’ont payé mais l’affaire ne s’étant pas réalisée nous nous sommes séparés.
Moron l’avait alors pris par le col de sa veste :
— Ecoute-moi, Petrus. Je ne sais pas ce que tu mijotes mais tiens-toi à l’écart des groupes politiques. Que je n’apprenne pas que tu intrigues ou que tu essayes de recommencer comme en 65.
— Dites donc, on dirait qu’à moi seul j’ai soulevé tout le quartier, protesta-t-il.
— Non. Mais tu as profité de la situation pour t’emplir les poches et faire accomplir à des pauvres types ce que tu avais peur de faire toi-même. Tiens-le-toi pour dit.
— Moi faire de nouveau de la politique, avait-il répliqué avec mépris ? Merci bien. Je ne suis pas prêt de m’y laisser prendre une fois de plus.
— Dans ce cas, tu vivras longtemps, avait conclu Moron.
Depuis il n’avait jamais digéré cette humiliation. Parfois lorsque quelqu’un lui tapait sur l’épaule dans un bar ou dans la rue il sursautait avec terreur et portait la main à sa ceinture pour y prendre le petit Colt à crosse de bois qui ne le quittait plus. Il avait redoublé de prudence et au bout de deux mois, bien que n’ayant rien oublié de sa haine, il respirait un peu mieux. Et maintenant il venait de faire ce rêve stupide.
Petrus était superstitieux. Il croyait aux signes, aux avertissements mystérieux et aux rêves. Pour un peu il serait allé consulter un mage ou une diseuse de bonne aventure au sujet de ce rêve étrange et terrifiant mais il décida de se montrer prudent. Et pour être certain qu’il ne risquait rien il lui fallait accentuer sa pression sur les sœurs Ganaway et Stewe Score. D’eux dépendait sa sécurité.
Malgré sa hâte il choisit avec soin un costume bleu clair à rayures blanches, opta pour une cravate rouge à rayures blanches également et quitta sa chambre. Il voulait arriver à temps chez Billie avant qu’elle parte pour son travail. Il lui ferait l’amour, lui ferait confectionner son breakfast. Il avait faim.
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