Je suis allé frapper à la porte voisine. Personne n’a répondu. Alors j’ai tourné le loquet.
La petite Sylvie jouait du violon. Une merveille ! Elle le tenait contre sa joue, avec amour. Si un jour elle avait un tel geste de tendresse pour un homme, il deviendrait complètement dingue.
Elle était debout près de la croisée, devant un pupitre pliant. Elle portait un pantalon de velours noir, un pull orange et elle avait lié ses cheveux en un énorme chignon derrière la tête.
J’ai fait si doucement qu’elle ne m’a pas entendu entrer…
Elle a continué de jouer jusqu’à la fin du morceau. Quand elle a eu terminé, elle m’a entendu respirer, derrière elle, et elle s’est retournée.
— Continuez, mon petit… C’est rudement bien…
— Que faites-vous ici ?
— J’étais venu visiter votre chambre. Hier je n’ai pas fouillé les meubles. Mais rien ne presse…
Sylvie est allée déposer son violon et l’archet sur l’édredon. On aurait dit un curieux animal, tout luisant, niché dans ce paquet de plumes. Je l’ai caressé du bout des doigts, impressionné.
— C’est pas gros, j’ai soupiré. On ne peut pas se figurer qu’il a toute cette belle musique dans le bide !
Elle a crié :
— N’y touchez pas !
Son regard bleu était mauvais. J’aurais essayé de la tripoter, elle n’aurait pas eu une réaction plus spontanée.
Ça m’a rappelé aux réalités. Max m’aurait vu, bêlant devant ce violon de rien du tout, il aurait voulu faire vilain !
J’ai coincé Sylvie dans l’angle formé par son lit et le mur. Elle a élevé ses mains à la hauteur de ses petits seins de pucelle.
— Ne me touchez pas !
— Eh, dites, c’est une maladie ! Alors il ne faut rien toucher, ici !
Son geste de défense n’était pas si bête. Elle avait compris avant moi ce qui se passait dans ma tête. Les femmes, même toutes jeunettes, ont un instinct extraordinaire.
Il m’est venu une bouffée curieuse, en pleine figure. Comme si mon sang voulait sortir par mes yeux… J’ai avancé la main. Je ne savais pas encore où j’allais la poser. Tout me tentait dans ce petit corps souple.
Je me suis ressaisi à la dernière seconde et je lui ai pris le menton.
Elle avait fermé les yeux.
— Regardez-moi, Sylvie !
Elle a soulevé ses paupières, intriguée par ma voix. Il faut dire que j’avais moi-même du mal à la reconnaître. On aurait dit que je parlais depuis le fond d’un puits…
— Vous êtes certaine que votre frère ne vous a pas confié les bijoux ?
— Vous êtes fou !
Je l’ai lâchée. Elle a eu le culot de me repousser. Ses poings menus ont pris appui contre ma poitrine. Elle était forte, cette petite bougresse.
— Pour qui me prenez-vous ! a-t-elle continué.
— Mais… pour la sœur de votre frère…
Je me suis reculé parce que c’était ridicule, cette gamine qui me repoussait. J’avais l’air de quoi ?
Pour me donner une contenance, je suis allé droit à la commode : un vieux meuble avec des pieds Louis quelque chose. J’ai ouvert le tiroir du haut. Il contenait de la lingerie… Des chemises, des combinaisons…
Sylvie a filé à la porte et elle est ressortie en la claquant aussi fort qu’elle a pu pour me montrer combien elle était fâchée.
Drôle de petite fille… L’idée m’était venue, en regardant sa lingerie, que ça devrait être intéressant de se l’envoyer ! Seize ans ! Vous parlez d’une aubaine ! Seulement fallait y aller mollo, attendre son heure…
Mes doigts s’égaraient sur la soie blanche d’une culotte. Ça m’agaçait les ongles. Mes jambes tremblaient un peu… J’avais l’impression de violer Sylvie.
Elle est revenue pour récupérer son violon. Elle avait sûrement peur que je l’esquinte. Quand elle m’a surpris avec cette culotte dans les pattes, elle est devenue écarlate.
— C’est joli, ai-je murmuré en clignant de l’œil. J’aime bien le blanc. Les dames que je connais en ont des noires. À la fin, ça finit par faire un peu deuil !
Elle s’est sauvée sans demander son reste.
Je me suis rendu compte que je venais d’y aller un peu fort. Si la gosse rapinait ça à sa mère et à sa sœur aînée, j’étais certain que les choses se gâteraient.
Je suis descendu sur la pointe des pieds.
* * *
Naturellement, il y avait conseil de guerre en bas. Tout l’état-major était réuni dans le vieux bureau.
— Écoute, Maman, disait Sylvie, la présence de cet homme sous notre toit est intolérable. Il a des façons…
— Il t’a manqué de respect ? a questionné M me Broussac d’un ton anxieux.
— Non, mais…
Tiens, tiens ! Elle ne chargeait pas trop, la petite violoniste. Peut-être qu’elle voulait ménager le cœur de Maman, à moins qu’elle ait honte, tout bonnement.
— Je me demande s’il s’agit vraiment d’un policier, a murmuré Jacqueline.
Elle, c’était la voix de la raison. Elle regardait l’existence avec des lunettes bien à sa vue.
— Pourquoi dis-tu cela, ma chérie ?
— Justement, parce qu’il a d’étranges manières. Quand il nous regarde, on dirait qu’il va nous dévorer… Tu sais, maman, on ferait bien de prévenir le maire… C’était un ami de papa, et il nous dit encore bonjour, lui…
À quoi bon, a soupiré M me Broussac ; nous serions obligées de lui apprendre les dernières incartades de votre malheureux frère… Le pays saura bien assez tôt, va !
J’ai trouvé opportun de faire mon entrée. Les mains aux poches, un foulard de Maurice autour du cou, et ses pantoufles fourrées aux pieds. Je jouais les mylords, j’étais doué pour…
— Bravo ! ai-je crié, manière de les faire sursauter un bon coup.
L’effet était réussi. Elles ont poussé toutes les trois le même cri.
— C’est madame votre mère qui a raison, ai-je déclaré. Vous avez tout intérêt à ce qu’on reste gentiment en famille… Maintenant, pour ce qui est de ma qualité de flic, si vous avez des doutes, je vous montrerai ma carte… Tout à votre service…
J’aurais pu jouer les gros bras, comme ça, pendant cent six ans. Elles étaient bon public, les dames Broussac. On leur aurait montré un numéro de haute voltige, elles n’auraient pas ouvert plus grands les yeux.
Je les ai plantées au beau milieu de leur stupeur pour aller me verser une tasse de café à la cuisine. Cette fois-ci, j’ai bien fait attention de ne rien casser. Mes manières d’éléphant en bordée m’inquiétaient. C’est beau d’être un dur, mais à condition de pouvoir jouer les gentlemen quand besoin est…
L’horloge à balancier de la salle à manger a sonné dix heures… Une belle journée s’étalait devant moi, avec du soleil et des odeurs d’herbe qui arrivaient par bouffées, selon le vent.
J’ai pensé que Maurice avait peut-être planqué le magot dans l’atelier. Au milieu de ce capharnaüm, c’était un vrai régal de jouer à cache-cache-mon-petit-agneau.
* * *
Le vieux fabriquait des masques sur une emboutisseuse actionnée par une pédale. Il mettait un carré de carton sous la presse, il appuyait sur la pédale, et quand le dessus de l’emboutisseuse se relevait, il y avait un masque non peint à la place du morceau de carton. Il le sortait, le tendait à la bigleuse qui affranchissait les bords avec des ciseaux courbes.
En me voyant entrer, il a eu une grimace qui disait toute la sympathie que je lui inspirais.
Ce brave homme m’aimait autant qu’une épidémie de grippe.
— Comment, vous êtes encore là ! s’est-il écrié.
Il a tiré sa saloperie de langue blanchâtre, râpeuse, prolongée par un affreux mégot. La petite arpette qui l’aidait me contemplait avec des yeux gros comme des poings. Ses lunettes de myope la faisaient ressembler à un horrible poisson crevé.
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