Il a toujours les jumelles aux yeux.
Le radiotéléphone grésille au tableau de bord de la Range. Je prends. Ben annonce que l’opération est en cours, que ça se déroule normalement. Surfeur a les coudes sur la poitrine, les épaules droites. Il a pris en direct sur le haut-parleur.
Le vent soulève de la poussière.
Ils ont marché. Ils sont en train de raquer pour qu’on leur foute la paix, pour qu’on les laisse traiter leur camelote tranquilles, même si ça leur coûte les yeux de la tête. Ils ont réagi en businessmen sérieux et responsables.
— Décrochage dans quarante minutes, annonce Ben. Je vous donnerai le top départ. Ça marche, chez vous ?
— Ça marche, je réponds.
Je replace le combiné sur sa fourche.
Surfeur a laissé tomber ses jumelles ; il tripote un bidule le dos tourné. Ça marche tellement bien que quand il se retourne vers moi, il me braque une espèce de lourd tube en plomb sur l’estomac. Son regard est plus opaque que jamais. Derrière le tube, il y a la silhouette mince d’un .22 automatique. La gosse regarde l’Uzi sur la banquette de la Range et le pistolet dans la main du jeune homme.
— Les mains sur le pavillon, Simon. C’est seulement de la 5,5 mais à cette distance, vous n’avez pas l’ombre d’une chance.
Je pose les deux mains à plat sur le pavillon de la voiture, j’écarte les pieds. Il me soulage du .45, il récupère le boîtier dans ma poche de chemise et il se recule. Le vent tourbillonne.
— Narcotics Bureau ? je dis en me redressant.
— Quelle importance, maintenant ?
— Aucune, je reconnais.
— Vous avez commis une erreur. Vous avez demandé à certains de vos amis de se renseigner sur le compte d’un ancien sous-officier de l’armée française en rupture de ban… Vos amis se sont renseignés et le ministre de la Défense nationale les a rassurés sur le compte de votre nouvelle recrue. Dans le même temps, il a alerté ma boutique. La boucle était bouclée…
Je me frotte les mains.
Son visage anguleux ruisselle de sueur.
— Il va falloir en finir, je dis doucement. D’une manière ou d’une autre. Et y en a pas trente-six…
— Non.
— Je vous vois pas alerter la cavalerie.
— Non, il répète sans remuer la tête.
Le museau lourd de l’automatique se relève. Un calibre .22 à silencieux, l’arme de dotation de pas mal de services spéciaux, y compris les pilotes d’U2, à l’époque. Surfeur grimace. Il n’est plus si jeune que ça.
— J’ai eu peur que vous ayez compris le coup, à un moment, il dit bizarrement. Vous m’avez appelé le Surfeur de la côte ouest. En un sens, vous aviez deviné tout de suite, mais vous n’y avez pas prêté attention. Vous n’avez pas écouté tout à fait ce que vous disiez. Curieux, non ?
— Curieux. Il va falloir nous descendre tous les deux, descendre les autres… Sans compter que vous aurez toutes les peines du monde à récupérer Ben et le fric.
— Le fric… Quelle importance ?
— Aucune importance.
— Vous vouliez prendre la suite. Vous avez monté cette combine bidon pour faire mettre un genou en terre à une, deux ou trois familles du Grand Sud. Vous vous foutiez pas mal du fric, en définitive. C’était bon à prendre au passage, mais dans votre esprit, c’était un aspect mineur de l’opération. (Il bouge à peine le pistolet dans son poing.) Vous vouliez devenir le patron et ça ne datait pas d’hier. Vous avez tué Cora parce qu’elle l’avait deviné. Elle seule avait compris le but que vous poursuiviez et c’était très habile de vous poser en victime de l’Organisation alors que vous étiez en train d’en prendre la tête.
Je m’essuie les paumes sur les jambes de treillis. La gosse bouge d’une jambe sur l’autre, mais placé comme il l’est, Surfeur nous couvre à l’aise tous les deux. Si on était dans un western, ce serait le moment de tenter de régler l’affaire à coups de pétard, comme des grands garçons.
— C’est dur de descendre des gens de sang-froid, Surfeur ?
Il fait un geste quelconque. Le vent se lève à nouveau, la longue antenne de la Range oscille doucement sur son embase. Je ne vois toujours pas le busard. Il fait trop chaud, l’air tremble à nouveau partout, le vent, le ciel blanc.
— Pas maintenant, dit Surfeur. On va attendre le top de décrochage. Ça vous laisse un peu de temps. Asseyez-vous sur le remblai, pas trop près l’un de l’autre, les mains sur les cuisses.
Il nous suit du canon de son arme.
Il va attendre que Ben appelle. Je m’essuie encore les paumes sur le tissu chaud. Il va accuser réception et ça sera normal, puisqu’il a tenu la liaison radio depuis le début, ensuite il pressera trois ou quatre fois sur la détente du pistolet, à cinq mètres il n’aura aucun mal. Je tourne la tête. Myriam fixe un point quelque part, la figure grise. C’est difficile de dire si elle a la trouille ou pas.
Je lui fais signe, mais elle ne bouge pas.
Surfeur est adossé à la Range.
Son visage n’exprime rien.
Il attend.
— Depuis quand tu es branché sur moi, Surfeur ?
— Depuis ton deuxième séjour aux States, avec Cora. On avait appris qu’il y avait un type qui commençait à monter, mais on n’était pas fixé sur l’individu. (Il hausse vaguement les épaules.) On avait même mis une équipe de psychologues sur deux ou trois profils, dont le tien. On les a étudiés de long en large.
Je secoue les épaules d’un air fataliste. Je souris vaguement. Des psychologues, un profil sur ordinateur, et quoi encore ? Arriver tout en haut, des raisonnements logiques, de la connerie, tout ça. Je me marre brusquement :
— Et ça a donné quoi, mon profil ?
— Tueur psychopathe : le syndrome de l’ancien combattant.
Il secoue les épaules, tout en fixant un point loin derrière moi. J’enfonce la main droite dans la poche du treillis et le museau du pistolet remonte et fixe en plein sur ma figure. Je continue à rire amèrement en hochant la tête, je pose la main droite sur la poche, j’explique :
— Cigarette, Surfeur, cigarette, c’est tout.
— Bouge pas, il grogne en baissant le canon.
Il avance d’un pas ; j’ai la cuisse dans sa direction ; il va faire quelque chose, je ne sais pas quoi, en tout cas, il tourne à peine la figure vers la gosse. Je saisis le tissu entre les doigts, de la gauche, je cherche mon paquet de tiges, une fesse et l’épaule droite levées, je farfouille sans prendre garde au pistolet qui remonte.
Il n’entend pas le claquement sec de la culasse, je n’entends presque pas le bruit étouffé de son arme. Je tire deux fois coup sur coup avec le pistolet de Kayser tout en partant en roulé-boulé. Figure idiote. Il a deux balles dans le ventre, une de chaque côté du nombril, il bute contre la Range, il m’accompagne sans peine, malgré tout et c’est comme au ralenti, c’est tout juste si je vois pas les trajectoires dures de ses .22.
Je roule et je tire encore, deux fois, trois fois… Trop chaud. J’ai le pneu de la bagnole près de la bouche et allez savoir pourquoi il est là, j’ai du sang gluant partout sur la poitrine, entre les jambes. Le salaud m’a assaisonné. Ça fait un mal de chien mais c’est loin, je sais que je vais pas mourir, que je peux pas mourir.
Je me relève sur les genoux, la tête entre les bras. Il est assis par terre, adossé à la roue avant. Il fait « oui » avec la tête, « oui » doucement, « oui, oui ». Le long pistolet repose à côté de sa cuisse. On se regarde. J’entends le radiotéléphone, dans l’habitacle. Ça me siffle dans la caisse, ça cascaille chaque fois que je respire.
— Con, hein, tout ça, je dis pour lui et moi.
Il renverse la tête en arrière. Je m’agrippe aux poignées de portes, j’arrive à me redresser, je me casse la gueule et je me redresse. La gosse me tient par-derrière, comme elle peut, et je mets le pied sur le pistolet, je le repousse en arrière, doucement, comme si je grattais le sol.
Читать дальше